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Préparez vos mouchoirsBeau père

Saga Bertrand Blier

Buffet froid (1979)


BUFFET FROID

classe 4

Résumé :

Alphonse Tram, chômeur, opère au couteau, l'inspecteur de police Morvandiau au revolver et l'étrangleur de femmes seules à mains nues, mais tous les trois sont des assassins qui ne pouvaient que se rencontrer et sympathiser...

unechance 7

Critique :

Buffet froid est le chef-d’œuvre absolu de Bertrand Blier, un film unique, à part dans le cinéma français, tout comme dans la carrière de son auteur et réalisateur. Sans s'être directement inspiré du Charme discret de la bourgeoisie, Blier a affirmé que les deux films relèvent du même esprit surréaliste, et qu'il avait parfois pensé à l’œuvre de Bunuel en écrivant son scénario.

C'est dans ce film que Bertrand Blier a le plus développé son sens inné de l'absurde, jusqu'à son paroxysme. Le scénario a été écrit en quinze jours car une fois l'idée de départ trouvée, tout s'est enchaîné mécaniquement, avec une évidence presque mathématique, comme s'il ne s'agissait que de résoudre une série d'équations qui s'enchaînent les unes après les autres dans une logique implacable.

Le principe est simple : les personnages principaux agissent systématiquement de manière contraire à ce que le bon sens et la logique suggèrent, et cela produit un humour caustique qui peut être apprécié de différentes façons.

Eh ! Oui. Buffet froid est un film particulièrement clivant, sans doute le plus clivant qui soit. Il laisse rarement indifférent, on le juge rarement « moyen ». Soit l'on entre dans son délire et on va adorer, soit on est hermétique à ce style d'humour et on va détester.

Les esprits conventionnels adeptes d'histoires empreintes de bonne logique traditionnelle ne peuvent que détester. Pour apprécier Buffet froid, il ne faut pas attendre cette logique-là, mais être séduit par son esprit particulier, inimitable et inégalé. Être friand de films sortant des sentiers battus, de propos iconoclastes, d'anticonformisme et bien entendu d'humour macabre. Il est recommandé aussi d'être amateur de parodies. Même si ce n'en est pas une, elle relève de la même conception, on peut trouver des analogies avec les films de Lautner, par exemple avec Laisse aller, c'est une valse, où les cadavres se multiplient dans une ambiance tout aussi joyeuse. Il est vrai que le scénario est signé Bertrand Blier...

Ceci ne veut pas dire que les esprits cartésiens vont rejeter le film et les esprits loufoques l'adorer. Au contraire, on peut avoir un esprit très logique et apprécier Buffet froid. Car, au fond, il y a une certaine logique dans le comportement des personnages, la logique de l'absurde : il suffit d'imaginer quelle serait la réaction « normale » du personnage dans chaque situation et on peut anticiper son comportement, qui sera forcément inverse. C'est un peu comme les romans d'Agatha Christie. On prétend souvent qu'il est impossible de trouver le coupable, alors qu'il suffit de chercher le personnage le moins soupçonnable.

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Ainsi, lorsque Jean Carmet vient sonner à la porte de Depardieu-Alphonse Tram et se présente comme l'assassin de sa femme, Alphonse le reçoit cordialement et lui offre à boire. Lorsque l'inspecteur Morvandiau les rejoint, et qu'Alphonse lui présente «l'assassin de sa femme », le policier s'en déclare enchanté. Sur le crime en général, Morvandiau affirme qu'il arrête le plus petit nombre possible de coupables. Selon lui, un assassin est beaucoup moins dangereux en liberté qu'en prison, parce qu'en prison, il contamine les innocents (!). Le surréalisme à l'état pur !

Si l'on entre à fond dans ses délires, Buffet froid est un film très drôle, mais alors vraiment très, très drôle. Il m'est arrivé de me demander si je n'allais pas étouffer de rire à la vision de certaines scènes. Parfois, une simple apparition de personnage et je suis plié en deux, rien qu'à voir la tête qu'il fait. La première apparition de Morvandiau, par exemple, sous les traits de Bernard Blier, qui ouvre sa porte à Depardieu d'un air méfiant...

Le film est hilarant dès le début, et l'intensité comique augmente encore au fur et à mesure de son déroulement, pour atteindre des sommets exceptionnels à l'occasion de certaines scènes : Morvandiau terrorisé par les musiciens (« Non... Pas la musique...), sa réaction énergique (« Morvandiau pas mort ! Morvandiau vendra chèrement sa peau ! »), le vol de la 205 de SOS Médecins par des « jeunes aux cheveux longs et aux blousons de cuir noir », bien commodes pour endosser le meurtre du médecin par la bande à Morvandiau, que des moments de pur bonheur.

Et d'autres encore : les délires de nymphomane de la veuve, le « suspect », nouveau locataire dans la tour habituellement déserte où vivent Tram et Morvandiau, et à qui l'inspecteur fait passer les menottes lorsqu'il apprend qu'il est violoniste (toujours sa haine des musiciens), les jérémiades du même Morvandiau lorsque le trio se retrouve en vacances à la montagne et que rien ne lui plaît. A chaque fois je me retrouve satisfait par l'invention des DVD car des bandes VHS auraient fini par s'user à force de revenir en arrière pour revoir certains passages...

On peut citer en exemple du surréalisme le plus parfait la scène où Morvandiau se vante devant tous ses hommes d'avoir tué sa femme, et qu'aucun d'entre eux ne réagit, à part pour lui conseiller de prendre des vacances !

A noter la présence de musique classique, moins fréquente que dans Préparez vos mouchoirs, mais cette fois-ci plutôt en négatif pour les personnages principaux. On sait que Morvandiau déteste la musique. Il décide d'aller porter secours à un malade qui a appelé SOS médecins, sous prétexte « qu'on ne peut pas laisser un homme mourir » (!). A l'arrivée, aucun malade, mais une femme qui lui dit que le malade, c'est lui, et qu'il doit s'allonger. La tête que fait Blier lorsque le « remède » arrive ! Le « remède » est un quintette de musiciens qui jouent du Brahms. Il semble que la femme soit une ancienne connaissance de l'épouse de Morvandiau, décidée à venger son assassinat en faisant justice à son mari, censé ne pas survivre à cet assaut de musique classique. C'est sans compter sur la résistance de Morvandiau...

La langue française a beau être riche, bien pourvue en expressions diverses, j'ai du mal à en trouver une pour décrire la qualité de l'interprétation. Il faudrait inventer un nouvel adjectif, une sorte de plus-que-parfait du mot « exceptionnel », tellement le trio d'acteurs principaux crève l'écran. Sans parler des seconds rôles, eux aussi excellents.

Gérard Depardieu est le premier à entrer en scène, et sera le dernier à disparaître. Alphonse Tram, chômeur incapable de trouver un emploi, fait des cauchemars récurrents, dans lesquels il est poursuivi par la police, qui est sur ses talons mais ne l'attrape pas. Malgré ses mises en garde contre l'insécurité et sa « tête à se faire assassiner », son épouse est retrouvée par les services de Morvandiau, étranglée sur un morne terrain vague de banlieue. Pourtant, Alphonse va sympathiser avec la police, du moins avec l'inspecteur Morvandiau, il est vrai très particulier, ainsi qu'avec l'assassin de sa femme.

Bernard Blier est tout aussi plus-que-parfait dans le personnage de l'inspecteur Morvandiau, le « héros de la Résistance », veuf depuis qu'il a branché le violon de sa moitié sur le 220 volts. Mais la faute à qui ? Il était excédé par ses gammes... L'inspecteur est parfois un peu cassant avec Tram, mais au fond les deux hommes s'entendent assez bien.

Reste Jean Carmet, l'assassin dont la spécialité est d'étrangler les femmes seules, parmi lesquelles celles d'Alphonse, épouse légitime ou simple maîtresse. Le rôle de Jean Carmet est un peu moins développé que ceux de Blier et Depardieu puisqu'il apparaît en dernier et sera le premier éliminé, mais suffisant pour être apprécié à sa juste valeur. Et on se rend compte que Carmet tient la dragée haute à ses deux partenaires monstres sacrés, prouvant qu'il est lui aussi un comédien d'exception.

Au cours de leurs aventures, nos trois amis rencontrent différents personnages aux personnalités diverses mais toutes bien affirmées. La conséquence pour le spectateur, c'est un défilé de seconds rôles extrêmement réussi. Un défilé, oui, car la présence de ces autres personnages ne dure jamais longtemps, en général pas plus que leur espérance de vie...

La première scène, qui se déroule dans les couloirs déserts du RER, devait opposer Gérard Depardieu à Jacques Rispal, un ami de Bertrand Blier. Mais après un jour de tournage, Blier s'est rendu compte que pour tourner de tels délires, pour arriver à les faire passer auprès du public, il fallait des monstres sacrés pour la plupart des rôles, y compris certains rôles secondaires. La scène a été laissée en suspens et finalement, Michel Serrault a accepté de la jouer. Il faut saluer l'attitude de Serrault, le fait qu'une vedette comme lui accepte de jouer un personnage qui n'a qu'une seule scène dans le film.

Rispal était un très bon acteur, mais il fallait vraiment le talent tout à fait exceptionnel de Serrault pour incarner de manière convaincante le « quidam », ce petit comptable épouvanté par Depardieu et sa tête à «avoir de drôles d'idées », et qui finit allongé dans un couloir du métro avec un couteau dans le ventre. Curieusement, il ne souffre pas et propose même à Alphonse Tram de « prendre son pognon » car « là où il va, il n'en a pas besoin ». Il l'invite aussi à récupérer son couteau car « ses empreintes sont dessus ».

Jean Rougerie (encore un fameux comédien trop peu connu), c'est Eugène Léonard, l'homme qui demande à Alphonse de réutiliser son couteau pour le débarrasser d'un individu qui « le persécute, non seulement lui mais aussi sa femme ». Mais le « persécuteur » n'est autre que lui-même, et son épouse, interprétée de façon magistrale par Geneviève Page, veut bien « porter le voile, mais pas faire maigre ». Devenue la maîtresse de Tram, elle s'avère être une nymphomane de premier ordre, jusqu'à en attraper une fièvre hallucinatoire, un délire où elle scande sans discontinuer une multitude de prénoms masculins. Un médecin appelé à son chevet va profiter de l'aubaine, mais ne tardera pas à le regretter...

Marco Perrin, dans une apparition en pyjama, et Jean Benguigui en tueur à gages doté d'un contrat sur la personne d'Alphonse Tram, se font remarquer aussi malgré la brièveté de leurs rôles respectifs. Et Liliane Rovère, une habituée des premiers films de Blier, interprète ici l'épouse d'Alphonse.

Enfin, Carole Bouquet apparaît lors des scènes finales et saura faire justice, mettre un point final à cette sordide odyssée, alors que le trio était déjà devenu duo, puis solo.

Bertrand Blier a indiqué qu'il ne voyait que cette fin morale pour conclure ces aventures sanglantes, qu'il était impossible d'imaginer une autre fin que la punition des coupables.

Car Buffet froid n'est pas qu'un film de pure distraction. Blier a l'habitude de traiter de vrais sujets, qui font réfléchir, et ici il en aborde plusieurs.

Les banlieues déshumanisées, le béton, les terrains vagues et le RER désert entretiennent une phobie sécuritaire chez les personnages principaux, en particulier celui de Morvandiau, une paranoïa d'autant plus paradoxale qu'ils sont eux-mêmes des assassins. Mais sans doute voient-ils le monde entier à leur image...

Les décors volontairement froids, les lumières blafardes, concourent à créer cette ambiance criminogène, qui crée une incommunicabilité évidente entre les personnages. Comme le fait remarquer Jean Carmet, « c'est le béton qui nous rend fous ». Il va jusqu'à affirmer que c'est pour cela qu'il tue les femmes seules, parce que lorsqu'elles meurent, il croit entendre un cri d'oiseau, comme s'il se trouvait dans un sous-bois (!).

Le thème du rêve éveillé est présent aussi, avec la première scène où Alphonse n'a pas l'impression d'avoir tué le quidam... et le spectateur non plus puisque c'est la vision du rêveur qui nous est proposée.

Autre cible de choix, le Français moyen râleur, rôle dévolu par Bertrand Blier à son père Bernard. Pour le cinéaste, il est amusant de penser que quelqu'un puisse ne pas aimer la musique, au point qu'elle puisse devenir une arme presque mortelle. Mais aussi de voir Morvandiau, en fin de compte, préférer le béton à la campagne, car « le chalet est humide, il fait froid et les oiseaux font trop de bruit ! ». Et c'est vrai que Bernard Blier est très drôle dans cette scène : le chant des oiseaux lui tape sur les nerfs, mais il devient inquiet lorsque les volatiles se taisent, car cela signifie que « quelqu'un approche ! ».

L'obsession sécuritaire se greffe sur les tendances innées du Français moyen (qui n'est en fait qu'une métaphore de l'être humain en général), à être toujours mécontent, quoi qu'il arrive.

Alors, Buffet froid est-il un OVNI cinématographique, une exception destinée à rester unique à tout jamais ? Cette petite merveille d'humour caustique pouvait difficilement être renouvelée. Bertrand Blier a souvent essayé de retrouver cet esprit, de réécrire en quinze jours un scénario à la fois aussi simple et aussi ingénieux, sans y parvenir.

Certains de ses films suivants seront excellents, mais dans une tonalité plus habituelle pour lui. C'est le Blier des Valseuses ou de Préparez vos mouchoirs que l'on retrouvera, un style de grande qualité aussi, mais différent de celui très particulier de Buffet froid.

Dans ce style si caractéristique, si l'on cherche ailleurs, chez d'autres cinéastes, on pourra trouver ultérieurement C'est arrivé près de chez vous, qui procède du même type d'humour noir et du même cynisme, mais avec beaucoup moins de finesse, de talent, que l’œuvre de Blier, et des acteurs moins exceptionnels.

Anecdotes :

  • Bertrand Blier a eu du mal à trouver un producteur. Lorsqu'il soumettait son scénario, soit on lui recommandait de ne pas gâcher son talent avec de telles histoires, soit on lui suggérait gentiment de prendre des vacances... Seul Alain Sarde a aimé, mais hésitait tout de même à produire le film en raison de son caractère particulier. C'est l'Oscar obtenu par Préparez vos mouchoirs qui a achevé de le décider.

  • Devenu aujourd'hui, et à juste titre, un film culte, Buffet froid a obtenu d'assez bonnes critiques, mais n'a pas rencontré un franc succès populaire à sa sortie, avec à peine 800 000 entrées. Certains spectateurs furent tellement déçus qu'ils voulaient se faire rembourser leur billet !

  • Le cauchemar d'Alphonse Tram est en partie autobiographique. A cette époque, Blier rêvait souvent qu'il était poursuivi par la police, sans savoir pour quel motif.

  • Les scènes urbaines ont été tournées à Créteil, dans des quartiers en construction.

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