Dune (1984) Résumé : Les Atréides sont envoyés sur la planète Arrakis, aussi appelée Dune, planète aride et hostile, couverte de sable, où se trouve l’Epice, substance convoitée dans tout l’univers. Les Atréides doivent faire face au piège des Harkonnens, qui cherchent à les détruire. Le fils du Duc Atréides, Paul, va devenir le nouveau Messie de cette lutte, auprès des tribus d’Arrakis, les Fremen. Critique : Dune est connu pour être l’échec dans la carrière de David Lynch. Le cinéaste lui-même l’avoue, dans de nombreuses interviews. De ce film, Lynch dit avoir surtout retenu des leçons, dont une primordiale : toujours garder le contrôle de son film, et en sortir fier du résultat. Peu importe, ensuite, le succès commercial. Lynch, très fier de Twin Peaks : Fire walk with me, ne l’a jamais senti comme un échec malgré les huées à Cannes, à l’inverse de Dune dont le résultat final trahi le film qu’il espérait faire. En lisant le livre de Frank Herbert, on comprend pourquoi le choix a pu se porter sur David Lynch (en passant par une version de projet avec Alejandro Jodorowsky). Si le roman est précurseur des space opera épiques et chevaleresques à la Star Wars, il est aussi une forme de livre religieux, mystique et cryptique. La méditation, l’accès à une plus haute forme de conscience, sont des motifs récurrents du livre de Herbert – communs avec l’univers de David Lynch, grand adepte de la Méditation transcendantale. Le résultat est bien présent dans le film. Même si Lynch renie le résultat, on y sent sa patte dans de nombreuses séquences. En introduction, une femme nous regarde et nous parle, le visage flottant en surimpression dans l’espace infini. Une image qui répond directement à la fin de son film précédent, Elephant Man. La photographie est d’ailleurs signée, comme ce précédent film, par le grand Freddie Francis – et l’on peut dire que les images de Dune sont belles, évoquant un mélange de péplum et de science-fiction baroque et psychédélique. Les effets sonores portent aussi la marque du cinéaste. Lynch se permet, entre deux scènes « obligées » du récit, de glisser des plans d’ambiance, sur des corridors vides où résonne le bruit inquiétant d’une ventilation… Les scènes dans le désert d’Arrakis lui permettent aussi de déployer sa panoplie de sons d’ambiance oppressants, bruits de vents sourds et menaçants. Enfin, le matériau originel de Herbert rejoint l’univers de Lynch quand certains personnages parlent avec une voix déformée. Et notamment quand ils utilisent « la Voix » (sorte de précurseur de « la Force » dans Star Wars). Lynch se donne à cœur joie de créer des distorsions vocales expérimentales et surréalistes. Il y a aussi les « marteleurs », qui permettent d’attirer les Vers dans le roman d’origine, et qui, dans le film, servent aussi d’effet de sound-design inquiétant. Pour nombre de scènes, Lynch se repose probablement sur le talent de son chef opérateur Freddy Francis. Bien souvent, le film a une belle qualité classique. On sent que les studios ont cherché à concurrencer Star Wars, par la création de décors imposants, pour aller dans le sens du goût du public pour ce renouveau du film d’aventures (les blockbusters qui réinventent les codes classiques, de Spielberg et Lucas). L’univers de Lynch pointe plus dans les scènes ayant trait avec la légende de Paul. Elle lui est révélée comme une prophétie dans un rêve initial. Ce rêve revient par touches régulières tout au long du film, se complète. C’est à chaque fois, une séquence typiquement Lynchienne, faite de symboles récurrents du cinéaste (feu, entrées dans des gouffres…). Paul dit que son rêve se « déplie » au fur et à mesure de son passage sur Dune. L’apogée du film tient probablement dans une scène totalement onirique, où Paul boit « l’eau de Vie ». Une série d’images puissantes mène Paul de la Vie à la Mort à travers un rêve, avant de le ressusciter. Paul se réveille en hurlant : « Le rêveur s’est réveillé ! ». Nombre de dialogues issus du livre de Frank Herbert collent à cette teinte onirique et mystique que cherche à donner Lynch, sous l’aspect plus classique des autres scènes d’action. Par exemple, la scène de la « Boîte » dans laquelle Paul doit glisser sa main renvoie bien aux enseignements de Blue Velvet ou de Twin Peaks : « la peur tue l’esprit ». Et la peur, conditionnée par la mise-en-scène mentale de la Bene Gesserit (son pouvoir, dirons-nous, hypnotique, comme celui de Lynch), est tellement intense qu’elle fait croire à Paul que sa main prend feu. Et pourtant, en sortant la main au terme de l’épreuve, Paul comprend que tout cela n’était qu’illusion. Sa main est saine. D’autres leçons mystiques parsèment le film, et certaines pourraient bien être prononcées à titre personnel par le cinéaste : « Ma volonté seule meut mon esprit ». L’Art Etrange, que maîtrisent Paul et sa mère, rappelle à bien des égards la Méditation transcendantale que maîtrise David Lynch – « il y a des pensées, qui ont un certain son », comme les Mantras en méditation. Lynch apporte aussi sa touche du côté des « méchants », les Harkonnens. Il amplifie leur aspect dégoûtant, beaucoup plus prononcé que dans le livre. Le Baron Harkonnen est couvert de pustules. Des sortes de filasses sortent de leurs corps, de leurs tétons. Un goût pour l’artisanat gore qui travaille Lynch dans ses premiers films (les petits spermatozoïdes de Eraserhead et le monstrueux bébé, le visage déformé d’Elephant Man). L’adaptation de Lynch ajoute aussi un monstre, au tout début du film, venu annoncer à l’Empereur les événements en cours et à venir. En somme, Dune comporte en son sein nombre d’éléments qui peuvent satisfaire un spectateur assidu de David Lynch. Sur la qualité du film en tant que tel, il possède aussi bon nombre de points positifs. Par exemple les décors, le design général, les costumes, sont réussis. Ils crééent un monde à la fois futuriste et kitsch (bien évidemment daté années 80), mais qui démarque cette adaptation de Dune d’autres univers de science-fiction (Star Wars notamment). Alors, quels sont les défauts qui pèsent sur Dune ? Les trois étapes de la concrétisation du film semblent avoir eut des ratés : préproduction, tournage et postproduction. En premier lieu, donc, le choix de David Lynch pour un univers de science-fiction shakespearien n’était peut-être pas idéal. Certes, Dune est un livre mystique, mais c’est aussi un roman épique, entre tragédie politique à la Shakespeare et légende de chevalerie. On sent que les producteurs du film ont cherché à garder cet aspect, pour permettre au film de rencontrer le succès. Mais David Lynch est avant tout un maître des sentiments, et ses films sont généralement intimes. Résultat, les scènes d’action du film ne sont pas passionnantes. Mais, surtout, à un deuxième niveau, les financements ont manqué, et ont empêché Lynch de réaliser certaines scènes spectaculaires prévues dans le scénario. Pris au piège entre des problèmes de budget, et l’obligation de réaliser un film grand-public tout de même, Lynch n’a pu prendre les problèmes à bras-le-corps et les résoudre à sa manière (on imagine, en improvisant un film encore plus surréaliste, moins basé sur l’action). Les défauts de production se ressentent dans certaines séquences d’action, comme celles de la chevauchée du Ver, et la plupart des batailles. Des effets visuels comme ceux des « boucliers » sont aussi très médiocres – et ont à rougir face à l’impeccable qualité des effets des premiers Star Wars de l’époque. Enfin, le montage fut également un moment difficile pour le cinéaste, puisqu’il avait d’abord une version de 4 heures, que les studios voulurent raccourcir à 2 heures. C’est la version « officielle » du film. Il existe aussi une version télévisée de 3 heures, avec de nombreuses aberration et ajouts comme un long prologue par un narrateur masculin, que Lynch renia et signa d’un nom d’emprunt : Alan Smithee. En somme, Lynch résume lui-même le problème de la réalisation de Dune : « 75% du temps, ce fut un cauchemar. » Le résultat est visible : un grand projet, prometteur, issu d’un livre fascinant, avec beaucoup de bonnes idées et porté par un grand cinéaste, mais gâché par de très mauvaises conditions de fabrication. Une étape de la carrière de Lynch qui rappelle celle de Spartacus chez l’un de ses Maîtres, Stanley Kubrick. Anecdotes :
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Lost Highway (1997) Résumé : A Los Angeles, Fred Madison, saxophoniste, est pris de doutes sur la double vie de sa femme Renée. Fred commence à être témoin de visions étranges. Le couple reçoit des cassettes vidéo de leur propre maison, filmée à leur insu… Critique : David Lynch met quand même cinq années à se remettre de Twin Peaks - Fire walk with me, son film consacré à la figure mythique de Laura Palmer, pour tourner en 1997 son nouveau film Lost Highway. Après avoir traversé la souffrance de Laura Palmer, Lynch débute une nouvelle période de sa filmographie où il fait vivre aux spectateurs le voyage cauchemardesques de personnages aux frontières de la mort et de la folie, avec Lost Highway, Mulholland drive et Inland Empire. Une véritable trilogie, dont Los Angeles est le point commun le plus évident. Los Angeles est bien sûr la ville des illusions, à travers la production cinématographique (glamour dans Mulholland drive et Inland Empire, pornographique dans Lost Highway). Une ville luxuriante, faite de clichés (le film noir et les gangsters sont convoqués dans Lost Highway, notamment dans une scène où le panneau Hollywood apparaît de manière insistante à l’arrière-plan). Une ville où nous sommes sans cesse détournés par les apparences factices, et derrière lesquelles se cachent de sombres réalités. La trilogie « Los Angeles » de Lynch a aussi comme point commun de perdre le public plus que ne le faisaient les premiers films du cinéaste, à travers des récits schizophréniques où les personnages principaux ne sont jamais clairement établis – les héros et héroïnes s’y dédoublent, changent de nom, de caractère, ou bien disparaissent, dans ces trois films. Le scénario de Lost Highway est écrit par David Lynch avec Barry Gifford, le romancier à qui l’on doit le livre Sailor & Lula (il avait également participé à la mini-série Hotel room de David Lynch en 1993). Sorte de film miroir et masculin du suivant Mulholland drive, Lost Highway conte une histoire de meurtre et de péché vue de manière onirique. Le film semble nous faire entrer dans l’esprit d’un homme dérangé et schizophrène. Néanmoins, la grande abstraction du film laisse ouvert le champ des interprétations les plus subjectives. Il est d’ailleurs peut-être le film de Lynch le plus « ouvert », chaque nouveau détail venant contredire telle ou telle interprétation. Lost Highway joue en effet d’une perpétuelle hésitation entre l’explication psychanalytique (le film comme hallucination d’un criminel délirant, enfermé dans sa cellule de prison), et l’explication ésotérique, mystique – une histoire de possession, obtenue par l’intermédiaire d’un Homme Mystérieux doté de grands pouvoirs. Le film montre l’aboutissement esthétique de Lynch. La photographie est de toute beauté, dans tes tons ocres, gris et noirs profonds. Elle est signée Peter Deming, dont c’est ici la première collaboration avec David Lynch, avant Mulholland drive en 2001 et la nouvelle saison de Twin Peaks en 2017. La qualité du travail sonore y est aussi exceptionnelle, venant créer des effets de terreur et d’oppression grandissants. Lynch utilise le son tel un illusionniste, comme dans cette scène incroyable où l'Homme Mystérieux prétend à Fred être au même instant chez lui. Fred en a la preuve en téléphonant à son propre domicile : l'Homme Mystérieux lui répond alors, tout en étant en face de lui. Une présentation de ses "pouvoirs" diaboliques, qui annonce le futur dédoublement de Fred. Au final, Fred sera à son tour magicien : à la fin du film, comme revenu dans le temps, il s'appelle lui-même à son interphone et prononce la mystérieuse phrase qu'il avait entendue, au début du film, "Dick Laurent is dead". Le film devient alors une spirale infernale, où le temps est peut-être à interpréter selon des conceptions orientales plutôt qu'occidentales (l'Homme Mystérieux parle d'ailleurs de l'Orient à une reprise dans le film). Les films de David Lynch contiennent bien souvent un "trauma" originel, à l'origine du mal qui traverse ses films. Ici, une première scène traumatisante semble être celle de l'acte sexuel manqué de Fred. La manière dont Lynch saisit en gros plan la main de Renée, qui tapote le dos de Fred d'une manière condescendante, créé l'impression d'un malaise irremédiable. La musique et les effets sonores viennent donner à cette scène un sentiment terrifiant. Peut-être Fred tue-t-il son épouse aussitôt - la structure éparpillée du film nous empêche de le dire clairement. Ce meurtre sera le second trauma du film, le "vrai" - une image brutale, violente, que Fred ne s'explique pas. La VHS semble lui prouver, pourtant, il n'en a pas souvenir. Anecdotes :
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Mulholland Drive (2001) Résumé : Sur les routes sinueuses de Mulholland drive, une femme brune manque d’être tuée par deux tueurs à gage dans une limousine, avant qu’une autre voiture ne les percute. La jeune femme en sort amnésique, et se réfugie dans une maison des quartiers chics d’Hollywood. Diane, jeune comédienne en devenir, y emménage. Ensemble, les deux femmes vont chercher à résoudre le mystère. Critique : Sorti en 2001, Mulholland Drive est rapidement considéré comme l’un des plus grands films de David Lynch et comme l'un des grands chefs d’œuvres du cinéma. Face à ce film retors, le spectateur peut se laisser embarquer dans les méandres de la folie qui en émane, comme on le ferait face à une oeuvre des poètes surréalistes, soit (aux visions suivantes) à la recherche de la clef (bleue) du mystère, afin de reconstituer les pièces du puzzle et de l'intrigue vécue par Betty/Diane. Pour autant, ce jeu de déconstruction du récit n'est pas un simple geste poseur, de cinéaste complaisant. La forme, indissociable du fond, vient avant tout créer des émotions et une expérience sensorielle rarement atteints au cinéma, grâce à ses acteurs, grâce à la qualité visuelle et sonore du film, et grâce à la maîtrise d’un cinéaste à l’apogée de son travail. Mulholland drive cache indéniablement de nombreux secrets. On le découvre petit à petit. Le film n’est pour autant pas juste mystificateur – à bien des égards, il offre plus d’indices concrets que Lost Highway. Le film est aussi, peut-être, plus émouvant. Il s’agit d’un portrait de femme, comme l’était Twin Peaks : Fire walk with me. Et comme Laura Palmer, Diane (incarnée avec une extraordinaire sensibilité par Naomi Watts) est une femme au bord du gouffre. De manière poétique, Mulholland drive raconte la peine qui peut se glisser dans une vie gâchée à vouloir atteindre des rêves trop grands. Dans la première partie, Diane est une jeune actrice talentueuse, à qui tout sourit, amoureuse d’une belle femme brune. Une partie qui est peut-être le rêve de Diane endormie, sous drogue, prête à se suicider. Car la grise réalité la rattrape petit à petit, pour la mener vers un réveil difficile. La photographie de Peter Deming (également chef opérateur de Lost Highway et de la saison 3 de Twin Peaks) incarne parfaitement cette dualité, entre une première partie aux éclairages chaleureux et glamours, et une seconde grise et réaliste. Cette interprétation de l’intrigue n’en est qu’une parmi d’autres. Car Mulholland drive est un film profondément renversant, vertigineux, dans lequel David Lynch se propose d'envoûter le spectateur dans ses nappes de son et de fumée, jusqu'à ce que l'on ne sache plus s'il on est éveillé ou si l'on rêve, jusqu'à en perde la frontière qui délimite l'écran du réel. Les visions oniriques du film sont de celles qu'on n'oublie pas facilement. Lynch utilise avec génie les accessoires cinématographiques pour parfaire son langage, qu'il a peaufiné au fil des ans depuis Eraserhead. En entremêlant rêves, souvenirs réels et temps présent, il brouille les pistes pour nous amener au plus près d'un sentiment de vertige, entre attirance et effroi. Cette ambivalence mène d’ailleurs le film, entre les vedettes glamours et les monstres-clochards inquiétants, une attirance pour les sommets de la gloire hollywoodienne et la peur de sombrer. Derrière les rêves et cauchemars de Diane, il y a aussi le rêve américain du succès, et le cauchemar de la pauvreté, de l’échec, induit par le mode de fonctionnement occidental. Toujours ce goût des contrastes chez Lynch, contrastes qui atteignent leur climax dans ce film somme. Il n’est pas anodin de savoir que Mulholland drive était initialement un projet de série (la légende raconte qu’une première version de Mulholland drive avait à voir avec le personnage d’Audrey Horne de Twin Peaks). Le pilote n’ayant donné une série suite au refus des diffuseurs, Lynch parvient à transformer le pilote en long-métrage de cinéma grâce au producteur français Alain Sarde. De nouvelles séquences sont tournées. Cette origine feuilletonesque du film participe aux nombreuses fausses pistes qu’il contient, et qui en font un puzzle dont le spectateur peut se perdre à reconstituer. Comme dans Twin Peaks, le fil principal (Diane et Camilla) semble sans cesse se rompre et se perdre dans des intrigues parallèles, celles du réalisateur Adam Kesher et celles d’un gangster et tueur à gages. Pourtant, ces intrigues parallèles apparaissent progressivement comme reliées à Diane et Camilla. La beauté du film tient probablement dans sa construction, qui nous fait passer d’un rêve trop beau pour être vrai, à un cauchemar terrifiant, puis à une réalité triste et glauque, pour finir dans la mort. Lynch nous fait passer d’un monde à l’autre, et Mulholland drive se vit comme un voyage sensoriel et mystique. D’un monde à l’autre, des éléments voyagent. Le travail du son est techniquement parfait, mais il est aussi intellectuellement fascinant. Des éléments sonores du monde réel, des phrases, des sons (mains qui cognent à la porte, sonneries de téléphone), sont rejoués et distordus dans le monde du rêve. On se dit qu’en écoutant le film, les yeux fermés, on y découvrirait peut-être d’autres secrets. Des anecdotes sans importances du monde réel deviennent un chapitre cauchemardesque dans le sommeil de Diane. Des visages, croisés dans une soirée mondaine, prennent une importance dans les méandres de ses songes. Le décor d’Hollywood et ses films dans le film impose immédiatement au spectateur un regard critique sur tout ce qu’il voit. Rêve et réalité sont reliés par un lieu, le Club Silencio, où tout n’est qu’illusion. Il semble le lieu de passage entre ces mondes que Lynch créé. La boîte bleue est comme l’objet magique qui relie les dimensions entre elles. Elle apparaît une première fois, et Betty et Rita disparaissent pour passer dans une nouvelle réalité (la dernière demi-heure du film). Elle apparaît une seconde fois, quand Diane passe de la réalité à la mort en se suicidant… théoriquement ! Car « tout n’est qu’illusion », dit le magicien, et nos théories de spectateurs aussi. Nous sommes invités à sans cesse repenser le film que nous avons vu. Et si tout pourrait sembler gratuit, absurde, Mulholland drive nous apporte à chaque vision un nouvel indice pour ouvrir la boîte, une nouvelle preuve de sa cohérence, sans perdre de son impact émotionnel et sensitif. Anecdotes : |
Twin Peaks: Fire Walk with Me Résumé : A Deer Meadow, les agents du FBI Chester et Desmond enquêtent sur la mort d’une jeune femme, Teresa Banks. Lors de cette enquête, Chester Desmond disparaît. Au bureau, l’agent Dale Cooper sent que le tueur frappera encore un jour… Un an plus tard, à Twin Peaks, Laura Palmer s’apprête à vivre les derniers jours de sa vie.
Critique : Transposition de l'univers télévisuel créé par David Lynch et Mark Frost pour le grand écran, Twin Peaks Fire walk with me marque un tournant dans la filmographie du cinéaste. Si le film perd peut-être du charme de la série, du mélange des genres de celle-ci, et oublie de nombreux personnages secondaires, il permet à David Lynch de faire un pas de plus vers l'effrayante puissance visuelle qui aboutira aux cauchemars que sont Lost Highway, Mulholland drive et l'extrême Inland Empire. Dans ce passage du petit écran à la toile des salles obscures, on est frappé par la volonté de créer des sensations encore plus fortes que celles que proposait la série. La première image du film est celle, brillante, d'une télévision détruite d'un coup de hache. Si le film naît de l'écran de télévision, il s'en émancipera néanmoins. Cette image en forme de clin d’œil exprime peut-être le ressentiment de Lynch vis-à-vis du monde de la télévision. Les conflits qui peuvent exister entre un créateur et des financiers seront d’ailleurs l’objet de nombreuses scènes de son futur film Mulholland drive. Au-delà de ce clin d’œil, la neige du téléviseur prend une ampleur plus grande dans le reste du film : elle est associée au monde mystique, celui des créatures comme Bob et l’homme d’un autre monde, qui communiquerait avec notre dimension par « l’électricité ». Quand Laura sombre, dans la drogue et la dépression, elle commence à avoir des « flashs » neigeux, comme si quelqu’un utilisait une télécommande pour brouiller sa réalité environnante. Avec Fire walk with me, David Lynch semble vouloir se réapproprier sa création. Twin Peaks fut une étoile filante, un show brillant et adulé, très vite arrêté. A la fin de la saison 2, Lynch revient aux manettes du dernier épisode, un chef d’œuvre de surréalisme et de terreur. Mais le cinéaste est trop amoureux du monde qu’il a créé avec Mark Frost. Les deux auteurs de la série veulent réaliser un film. Mark Frost veut qu’il s’agisse d’une suite, consacrée à Dale Cooper. Lynch, lui, veut revenir en arrière sur les Sept derniers jours de Laura Palmer. Frost cède, et laisse David Lynch écrire lui-même le scénario qu’il a en tête. Mark Frost ne sera pas coscénariste du film, laissant humblement sa place à un autre coéquipier de la série d’origine, Robert Engels. Et, comme pour mieux marquer cette réappropriation, le premier dialogue du film est hurlé par Gordon Cole, joué par David Lynch lui-même. Le film s’ouvre sur une enquête menée par deux agents du FBI, que nous n’avons jamais vu dans la série, l’agent Desmond et l’agent Stanley (incarnés par Chris Isaak et Kiefer Sutherland). Lynch prend le contrepied des attentes des spectateurs. Cette première partie du film s’éternise en dehors de Twin Peaks, à Deer Meadow, lieu du meurtre de Teresa Banks. Deer Meadow est tout l’inverse de Twin Peaks : c’est une ville triste, avec des habitants peu chaleureux. Et pourtant, cette idée même colle à la série, dans laquelle toute chose a un double, et bien souvent, un double maléfique… Deer Meadow est bel et bien un miroir de Twin Peaks. On y trouve aussi un « diner », le Hap’s Diner, reflet inversé du chaleureux Double R de la série. La patronne, Irene, une blonde d’une cinquantaine d’années, comme Norma Jennings, en est pourtant le double opposé : peu séduisante, peu aimable, peu souriante. Le commissariat de Deer Meadow possède aussi son shérif, son adjoint, et sa secrétaire. Mais ils présentent une méfiance et un affront tenaces vis-à-vis du FBI. Enfin, Teresa Banks est la victime inverse de Laura Palmer : personne ne la pleure, personne ne vient chercher son corps. Cette relégation de la première partie du film à deux nouveaux enquêteurs tient probablement au refus de Kyle MacLachlan d’être associé à son personnage de Dale Cooper, juste après l’arrêt de la série. Les négociations furent difficiles, et comme l’acteur l’explique lui-même aujourd’hui, il avait à l’époque du ressentiment envers Lynch pour avoir quitté le navire de la série en cours de route. Un ressentiment regretté, excusé, qui donnera lieu à la réconciliation de 2017 : la saison 3 de Twin Peaks 25 ans plus tard. D’autres difficultés s’ajoutèrent, comme l’absence de Lara Flynn Boyle pour reprendre le rôle de Donna, la meilleure amie de Laura. Mais, depuis Dune, David Lynch sait faire face aux problèmes de production, et fait de ses faiblesses une force. Donna est incarnée par une nouvelle actrice, Moira Kelly, qui parvient à campée la Donna du début de la série (encore parfaitement innocente). Quant à la présence réduite de Kyle MacLachlan, elle permet au cinéaste de faire apparaître Dale Cooper au compte-goutte, comme un Dieu lointain qui surveillerait Laura Palmer à distance. Dale Cooper apparaît à la fin de la première partie (avec, quelques secondes, son thème musical fétiche au saxophone), venant annoncer l’apparition de Laura et le retour à Twin Peaks, par ces mots : « le tueur va encore frapper, mais je ne sais ni où, ni quand ». Ellipse, musique célèbre de la série : l’image donne la réponse et affiche le panneau d’entrée de la ville de Twin Peaks. Petit à petit alors, Fire walk with me pose les pierres qui mènent jusqu’à la série Twin Peaks et créent le lien avec l’œuvre d’origine. Revoir, à posteriori, le film puis la série prouve la grande cohérence de la démarche. Les témoignages de la série – ceux de James, Donna, de la Dame à la Bûche – sur ce qu’ils ont vu ou entendu la nuit du meurtre se retrouvent incarnés dans la dernière partie du film. D’autres détails sont soigneusement posés : Bobby marche en effectuant une danse étrange et ses camarades l’imitent, tout comme dans le pilote de la série ; Donna parle de James avec, déjà, de l’amour dans la voix (et Laura, d’un regard, a tout compris) … Le tout, film et série, constitue un corpus complexe et mythologique. Fire walk with me entretien aussi un rapport étroit avec Le Journal secret de Laura Palmer, le livre écrit par Jennifer Lynch (fille du cinéaste) entre la saison 1 et 2 de la série. Par son ton intime, la grande émotion dégagée par les souffrances de l’adolescente Laura Palmer, et l’effroi des visions qui l’assaillent, le livre annonçait Fire walk with me. Le film est en effet un drame bouleversant, bien plus que la série. Un nouveau leitmotiv y est placé, celui des « anges » (après les « hiboux », dans la série). La jeune Laura est obsédée par leur présence ou leur absence. Un tableau dans sa chambre représente un ange – il disparaît du tableau au cours du film. L’adolescente s’interroge avec son amie Donna, sur ce qui adviendrait si l’on tombait dans l’espace : on irait de plus en plus vite, jusqu’à l’explosion, et les anges ne pourraient rien pour vous car ils ont disparu depuis longtemps… Mais, à la fin du film, Lynch vient apporter une touche finale apaisante autant que bouleversante à l’histoire de Laura Palmer, en lui faisant apparaître un ange dans l’au-delà. Une fin cosmique qui renvoie à celles de tous ses précédents films (Eraserhead montrant Henry retrouvant sa chanteuse du radiateur dans un paradis blanc tandis qu’elle chante In Heavens Everything is Fine ; ou bien encore John Merrick, dans Elephant Man, qui retrouve sa mère dans les étoiles…). Image douce au terme du chemin de croix vécu par Laura Palmer et éprouvé avec elle par le spectateur. Cette descente aux enfers donne à Laura Palmer le don de voir le monde « caché » sous notre monde visible. Fire walk with me multiplie à la puissance dix les apparitions de créatures de l’au-delà, déjà présentes par petite touche dans la série. Le dernier épisode de la série, réalisé par Lynch, annonçait se tournant – il se déroulait quasiment entièrement dans la Black Lodge, hantée par Bob et l’Homme venu d’ailleurs, et par les fantômes de Laura et des autres victimes. Le film créé même un pont entre ce dernier épisode et les derniers jours de Laura Palmer, quand celle-ci rêve de Dale Cooper mais aussi d’Annie Blackburn, qui lui dit « Le Bon Dale est dans la Loge, note le dans ton journal ». Laura a accès à une autre dimension, dans lequel passé et futur se confondent. « Nous vivons à l’intérieur d’un rêve », dit Philip Jeffries, l’agent du FBI joué par David Bowie. Cet agent semble avoir vécu l’expérience traumatisante d’entrer et sortir de la Black Lodge. Dès lors, toute réalité est abolie. Le rêve est plus réel que le réel. Et Laura, traumatisée par les viols, sombrée dans la cocaïne, ne peut pas observer le réel en face. Elle découvre alors les autres réalités, de force. « Mais Bob est réel » dit Laura a son confident, Harold Smith. « Il m’a depuis mes douze ans ». Avec Fire walk with me, Lynch approfondit l’exploration du mystère du meurtre de Laura. La jeune fille est à la fois victime d’un véritable criminel, mais celui-ci est « possédé » par Bob. Que signifie cette possession ? Bob est l’esprit du mal, qui s’insinue dans les esprits faibles par la peur. Par cette folie dans laquelle Lynch nous enfonce, Fire walk with me offre aux interprètes de la série de merveilleux défis. Si certains fans regrettèrent, à l’époque de sa sortie, l’absence de personnages comme Audrey Horne, le film se concentre avant tout sur Laura. Sheryl Lee brille dans son incarnation de la jeune femme. La jeune actrice est poussée dans des extrêmes. Elle « est » Laura Palmer. L’émotion que Sheryl Lee dégage atteint des sommets dans l’une de ses dernières scènes, où elle quitte James. Elle est tantôt cynique, vulgaire, puis soudainement en larmes, puis terrifiée par une ombre dans les bois… Elle saute finalement de la moto de James, l’enlace une dernière fois en hurlant « Je t’aime ! », avant de partir dans les bois. La musique participe de l’émotion : le thème de Laura Palmer, celui de la série, apparaît. Avec ce thème, associé à l’image de Laura partant dans les bois, le personnage rejoint sa destinée : celle d’un cadavre, qui sera découvert le lendemain… dans le pilote de la série. Cette fascinante incarnation de Laura donnera lieu à un texte de Sheryl Lee, poème adressé à son personnage, qui l’a hanté des années. Sheryl Lee restera d’ailleurs pour toujours associée à Laura Palmer, se faisant rare au cinéma après l’aventure Twin Peaks. Dans la bulle la plus proche de Laura, ses parents. Grace Zabriskie et Ray Wise sont également formidables. L’extrême versatilité du jeu de Ray Wise est fascinante, comme elle l’était dans la série. Avec Fire walk with me, Lynch propose une aventure sensorielle, vécue par le spectateur avec ses personnages. Il tourne le dos à la narrativité, aux petites histoires qui vampirisaient la série (baisse de régime du milieu de la saison 2, par exemple). Comme pour prouver la plus grande puissance du 7ème art, Lynch réalise une œuvre musicale et visuelle surréaliste, mystique. La partition d’Angelo Badalamenti, terrible, aux accents de film noir, nous captive, dès les premières images, et cette hypnose est maintenue par un crescendo de l'étrange. Dans cette noirceur, le film frôle pourtant parfois l’absurde et même un certain humour. Un humour moins léger que celui de la série. Par ses différences avec la série, et par sa complexité, le film en dérouta plus d’un à sa sortie. Hué à Cannes, vivement critiqué par les journalistes et les fans, Fire walk with me est pourtant devenu avec les années un film adoré par certains. Peut-être parce que Fire walk with me était la première pierre du nouveau cinéma de Lynch, celui de Lost Highway, Mulholland drive, Inland Empire. En réduisant l'origine de tous les mystères d'une oeuvre de 30 épisodes en seulement 2h15, Lynch revient à l'expérimentation et la narrativité explosée d'Eraserhead, son premier long-métrage culte, tout en préfigurant sa trilogie des années 2000 autour de Los Angeles. La scène où l’agent Desmond déchiffre les gestes de Lil, la fille aux cheveux rouges, en introduction, semble annoncer la suite du film et expliquer tout son cinéma : il faut chercher à comprendre, mais il restera toujours une part de mystère... c'est la rose bleue (annonciateur de la boîte bleue de Mulholland drive, même dernier élément inexplicable). Plus que jamais Lynch applique sa formule : « On n’est pas obligé de comprendre pour aimer. Ce qu’il faut, c’est rêver ». Anecdotes :
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