Gran Torino (2008) Résumé : Un vétéran décoré de la guerre de Corée, irascible et solitaire, prend en charge l’éducation de son voisin, un adolescent Hmong, après qu’il ait tenté de voler sa précieuse possession: une Gran Torino de 1972. Critique : A l’occasion de l’interview accordée au magazine Esquire en août 2016, Clint Eastwood déclare que tout le monde en a marre du politiquement correct, de cette génération de lèche-cul et de mauviettes (‘pussy generation’), qui rabâchent qu'on n'a pas le droit de faire ceci ou de dire cela. Pour l’acteur/réalisateur, on marche sur des œufs, et on voit des gens se faire traiter de racistes et de toute sorte de noms pour des choses qui n'étaient pas taxées ainsi lorsqu’il était jeune. C’est dans ce contexte qu’il précise qu’il a choisi de tourner Gran Torino, alors que son associé le prévenait que c’était un très bon scénario, mais politiquement incorrect. Eastwood le lut le soir même et, le lendemain, il le balança sur son bureau en lui disant: « Nous commençons le tournage immédiatement». Eastwood est parti du principe qu'il fallait éviter absolument de faire un film politiquement correct, car, avec un tel script, cela n'aurait eu aucun sens de ne pas l’exploiter à fond, à condition de ne pas tomber dans le piège inverse qui consistait à dépeindre Kowalski – le personnage principal - en justicier fanatique trucidant tout le monde autour de lui. Ce qui intéresse Eastwood dans le choix de ses personnages, c’est leur faculté à évoluer, à changer quel que soit leur passé, à l’instar de William Munny d’Impitoyable, mais aussi, pour leur côté idéaliste, du sergent Highway (Le maitre de guerre) et de Frankie Dunn (Million Dollar Baby) qui, sur le tard, trouvent le chemin d'une rédemption inattendue, comme un certain sens à leur vie, fût-ce au prix du sacrifice suprême. Pour sa dernière grande apparition à l’écran, Eastwood incarne un autre rôle de cette catégorie : Walt Kowalski, un vétéran de la guerre de Corée patriote, qui est un personnage eastwoodien incontournable de la liste impressionnante de la carrière de l’acteur. Asocial et irascible, Kowalski vient de perdre sa femme Dorothy et son regard sur la société, à laquelle il n’appartient pas, est sans état d’âme. Il est un ouvrier retraité des usines Ford et il fait face au crépuscule de son existence en solitaire ; il vit seul, paisiblement, avec Daisy, sa chienne labrador, dans un pavillon de banlieue de la classe ouvrière d’Highland Park, où il a vécu pendant des années, un quartier du Michigan gangréné par le crime, passant la plupart de ses journées à siroter de la bière bon marché sur son porche et à ressasser ses souvenirs, un fusil jamais loin. Caucasien isolé de la rue, il ne s’adapte pas au monde qui l’entoure, ne s’entendant ni avec ses voisins, ni avec ses enfants. Il ne reconnaît plus son environnement envahi par des immigrés, et le quotidien en dehors de sa résidence lui est étranger et hostile. Ce quartier entièrement blanc par le passé est maintenant peuplé principalement d’Asiatiques et une famille Hmong vient d’emménager dans la maison à côté de la sienne; deux adolescents (le timide Thao et l’enjouée Sue), la mère et la grand-mère la composent. Dès les premiers grognements, à la vue du comportement de sa petite-fille à l’enterrement de sa femme, Kowalski plante le personnage : cinquante-trois insultes durant le film d’après un site américain (‘dipshit’ revient très souvent)…et une des premières tirades est: « How many swamp rats can you get in one room? ». Estampillé ‘raciste’ par de nombreuses critiques pour son langage fleuri à l’égard des Hmong (‘gooks’, ‘zipperhead’, ‘chinks’), je dirais que Kowalski est surtout asocial et aigri, car il ne s’entend pas mieux avec ses fils et il n'est pas en contact avec ses petits-enfants, mal élevés, qui semblent tous plus intéressés à se partager son maigre héritage qu’autre chose et qui ne l’approchent que par intérêt. Walt refuse également les conseils du prêtre de l'église de sa femme et il est, par conséquent, un vieil homme rustre et grincheux qui a peu d'amis, mais qui peut être serviable (passage du câble de voiture). Gran Torino est aussi l’histoire d’un homme dont la fierté et la seule possession de valeur est une Ford Gran Torino Sport de 1972 qu'il conserve à l'état neuf ; sa place dans le film est secondaire et hautement symbolique d’une période florissante de l’industrie automobile américaine. Initialement, Walt ne veut pas de contact avec ses nouveaux voisins étrangers mais, après que Thao, en rituel d'initiation de gangs, sous la pression de son cousin, ait essayé de lui voler la voiture, Kowalski, ‘le raciste qui insulte tout le monde’, est entrainé et impliqué, d’abord contre sa volonté, dans la vie de la famille hmong. Sur l’insistance de sa sœur Sue, Walt accepte à contrecœur que le jeune garçon travaille pour lui comme pénitence ; un arrangement qui ne plaît vraiment ni à Kowalski ni à Thao mais, progressivement, le retraité décide de parfaire l’éducation de l’adolescent, de lui inculquer les valeurs de l’Amérique, afin qu’il s’intègre dans la société américaine et qu’il ne plonge pas dans la criminalité. Il lui trouve un emploi dans le bâtiment et lui achète les outils nécessaires, ce qui constitue une étape de la rédemption du ‘méchant’ Kowalski. Peu à peu, Kowalski se rend compte qu'il a plus en commun avec ses voisins que sa propre famille (superbe scène du miroir), et il devient un héros de quartier lorsqu'il empêche le gang d’emmener Thao dans leur voiture. Il prend progressivement le jeune homme sous son aile et sort de sa tanière pour venir en aide à ses voisins, car la pression des bandes se fait plus envahissante. Cependant, l'intervention de Walt a des conséquences et elle ouvre la porte à une escalade de la violence, et lorsque le gang mitraille la maison de la famille et viole Sue, il est temps pour le retraité de prendre des mesures, mais pas de la manière que les fans de l’inspecteur Harry peuvent anticiper. Walt est conscient que Sue et Thao ne pourront jamais vivre en paix aussi longtemps que ce groupe de racailles existe et, en tant que protecteur de ses voisins, il se doit de trouver la meilleure façon de restaurer son sens du bon voisinage. Walt devient la victime quasi consentante, et suicidaire, du gang et l’homme ne représente pas la justice expéditive ou l'autodéfense, mais le sacrifice expiatoire d’un soldat mort au combat. L’histoire est contemporaine et le restera encore sûrement quelques années, et on n’a pas beaucoup de mal à se mettre dans la peau de Kowalski, car de plus en plus de Blancs aux Etats-Unis et en Europe se retrouvent confrontés à un environnement devenu multiculturel dans lequel ils se sentent étrangers au sein de leur propre quartier. Beaucoup de spectateurs – moi compris- se sont retrouvés dans des situations analogues à celles vécues par Kowalski, ce qui explique en partie le succès du film. L’environnement du retraité est désormais majoritairement occupé par des habitants issus de l'immigration vietnamienne et il est le théâtre de violences entre bandes rivales. C’est d’actualité et transposable dans les grandes villes européennes; un phénomène appelé le « white flight » ou fuite des Blancs par les observateurs. Les classes moyennes blanches quittent un quartier lorsque celui-ci connaît un afflux de populations immigrées et, au-delà d’un certain seuil, l’immigration provoque brutalement le départ des Blancs, lorsqu’ils ont les moyens de le faire. Clint Eastwood propose ainsi une critique sociale réaliste, politiquement incorrecte sur le choc des cultures et la cohabitation imposée, dressant un bilan inquiétant de l’échec du melting-pot américain et du multiculturalisme ; le quartier où habite Kowalski étant devenu progressivement un terrain d’affrontements avec ses gangs et ses chats cuisinés. C’est peu rassurant quand on sait que les Asiatiques sont, somme toute, ceux qui s’intègrent le mieux à la civilisation occidentale. Car sinon, on est loin des racines polonaises de Kowalski ou italiennes de son ami le barbier… Il est à noter également qu’Eastwood illustre le remplacement de population par deux scènes brèves mais fortes. Le décès de Dorothy fait pendant avec la naissance d’un nouveau-né hmong et Kowalski, seul Blanc, semble perdu et isolé dans la salle d’attente du médecin, dorénavant une femme asiatique secondée par une voilée qui déforme son nom ! L’intrigue est prenante, le scénario est sombre et violent, plus au niveau psychologique que visuel, mais il n’empêche pas une touche d'humour ni une pointe d’ironie (les différentes scènes des plats préparés apportés et dévorés ‘Come on, You glutton’, par exemple), car moult répliques peuvent figurer dans un dictionnaire eastwoodien ( Kowalski est également peu aimable et irrespectueux avec le jeune curé, le père Janovich (très bon Christopher Carley), qui veut le confesser, mais il finit par s’épancher sur le sens de la vie et de la mort et lui confier que Des critiques candides soulignent que Kowalski surmonte son ‘racisme’, – certaines font même un parallèle ridicule avec l’acteur – alors qu’Eastwood dépeint, sans tomber dans l’angélisme, la situation réaliste d’un homme qui s’accroche à ses principes, ce qui est tout autre chose. Le réalisateur a toujours été un républicain dans l’âme et il renie en aucun cas ses valeurs qui sont louables. Kowalski a aussi ses références qui peuvent se confondre avec celles d’Eastwood : En aucun cas, par conséquent, le personnage renie ses valeurs – il y adhère jusqu’au testament -, mais son jugement évolue et il considère que, comme dans tout peuple, certains Hmong peuvent avoir les mêmes convictions que lui et qu’ils ne lui sont pas si éloignés : ils ont été les victimes de la guerre du Vietnam, ils sont traditionalistes, apprécient l’héritage des ancêtres…et peuvent aussi avoir les mêmes réactions hostiles que lui (la grand-mère l’insulte, lui reproche d’être encore là et réplique instantanément à son crachat). Ce ne sont plus tous des ‘damn barbarians’ (scène du coq). Par conséquent, il transmet le savoir-faire blanc américain et les valeurs de son monde idéal à celui qu’il pense le plus à même de les perpétuer (pas à son fils qui est vendeur ‘licence to steal’ et conduit une voiture japonaise) afin qu’il devienne un bon Américain, car il est perfectionniste comme le montre son atelier ordonné et bien équipé. La seule chose qu’il ne peut réparer est sa blessure interne mais il a trouvé le moyen de faire d’une pierre deux coups : racheter son âme et sauver sa ‘nouvelle famille’ en lui transmettant ses valeurs et ses biens ( Gran Torino est vraisemblablement le dernier grand film d’Eastwood en tant qu’acteur, et il fait partie de ses plus belles réussites. A 78 ans, l’artiste réalise une performance remarquable et, de son propre aveu, il s’était fait une raison après Million Dollar Baby tourné quatre ans plus tôt, car il ne s’imaginait pas trouver un autre personnage de ce calibre à son âge. Ce rôle de vieillard acariâtre, marmonnant et maugréant, au visage toujours crispé et aux sourcils froncés, aurait dû valoir à l’acteur une récompense personnelle. Kowalski est une sorte de synthèse de nombreux personnages eastwoodiens et on suit avec intérêt le quotidien de ce rebelle. Et, sûrement pour la seule fois de sa carrière, on voit une larme couler de l’œil de l’acteur. Evidemment, Eastwood étouffe le reste de la distribution qui, il faut l’admettre, n’est pas transcendante (ce qui est compréhensible). Néanmoins, Ahney Her joue une convaincante Sue, qui explique à Kowalski – qu’elle surnomme familièrement ‘Wally’ ou ‘The white devil’-, lors de quelques excellents passages, la culture hmong et les raisons de leur présence aux USA. Elle symbolise parfaitement la difficulté de cette communauté à trouver sa place dans la société américaine, tiraillée entre deux civilisations. Eastwood ignorait tout des Hmong avant de lire le scénario et, pour des raisons d'authenticité, il a tenu à ce que tous les comédiens et figurants - des non-professionnels pour la majorité - appartiennent à cette communauté et des auditions furent tenues dans plusieurs villes américaines. Il tourna aux côtés d’acteurs non professionnels ; un concept innovateur et intéressant que le réalisateur portera à son pinacle lors du tournage de The 15 :17 to Paris. Comme à son habitude, Eastwood ‘place’ sa progéniture : Scott (Reeves au générique) est Trey et la musique, sobre et discrète, est composée par Kyle (nominé aux Golden Globes). Il y a une superbe scène pleine de sous-entendus, lorsque Kowalski fustige Trey pour ne pas avoir défendu Sue et s’être comporté comme une mauviette : « Shut up, pussy. What is all this "bro" shit, anyway? ». Gran Torino marque les esprits par sa liberté de ton, l'absence de politiquement correct dans les dialogues et les actes, alors qu’Eastwood continue d'illustrer des thèmes chers à l'Amérique et à lui-même, tels la valeur du travail individuel, le mérite qui l'accompagne et la transmission d'un savoir, même si la teneur du long-métrage est essentiellement pessimiste. Gran Torino sonne comme un film testament, une sorte de bilan d’une carrière exceptionnelle bien remplie, car, à l’époque, beaucoup pensaient qu’on ne reverrait plus Eastwood de ce côté de la caméra (lui-même l’avait précisé en ajoutant ‘Who knows…’), que la mort de Walt symbolisait la fin de la carrière d’acteur de l’artiste (le film débute et se termine par un enterrement). Le mixage de la plupart des personnages eastwoodiens dans Kowalski n’était, par conséquent, pas un hasard, car il permettait de dresser ce bilan, comme si la star passait en revue les bons moments de sa filmographie, et de constater que le succès de Gran Torino est un beau pied de nez et une belle réponse – une de plus - à ses détracteurs qui voyaient dans L’inspecteur Harry ‘un parfait héros nazi’ (L’aurore) et L'homme des hautes plaines ‘un Mein Kampf de l’Ouest’ (Positif). Le ridicule n’a pas de limite quand on connaît l’œuvre eastwoodienne et la place attribuée aux Indiens et aux Noirs… A une exception près, tout le monde a fait l’éloge de Gran Torino dans la presse hexagonale, mais il faut connaître le ‘background’ de l’artiste pour saisir la profondeur du long-métrage. Comme toujours, Eastwood ne se soucie pas des tendances en vogue à Hollywood, n’ayant aucune envie de réaliser des blockbusters bourrés d'effets spéciaux pour teenagers. Ses films visent plutôt un public adulte, et la réussite fut au rendez-vous, car Gran Torino est le plus gros succès de la star au box-office et remporta le César 2010 du meilleur film étranger, alors qu’il fut injustement snobé aux Oscars, comme précédemment L’échange….Le dernier Eastwood acteur/réalisateur/ producteur est excellent car l’artiste, toujours en forme, porte le film par son charisme et son réalisme, tout en nous gratifiant d’un nouveau personnage culte, âgé et cynique mais prêt à se battre pour une cause qui en vaut la peine. En outre, Gran Torino est un fabuleux pamphlet contre le politiquement correct qu’Eastwood fustigeait encore avec justesse au Festival de Cannes en mai 2017 : « Political correctness is killing us. ». Live the legend peut-on lire sur le coffre que les trois petits-fils inspectent ; une véritable épitaphe pour le plus grand Monsieur de l’Histoire du cinéma qui, telle Anecdotes :
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