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Hitchcock 40

Collection Alfred Hitchcock

Années 40 - Partie 1

1. Rebecca - 1940

2. Correspondant 17 (Foreign correspondent) - 1940

3. Joies matrimoniales (Mr. And Mrs. Smith) - 1941

4. Soupçons (Suspicion) - 1941 

5. Cinquieme colonne (Saboteur) - 1942

6. L'ombre d'un doute (Shadow of a doubt) - 1943





 1. REBECCA
(REBECCA)

 

Premier film américain d’Alfred Hitchcock, « Rebecca » marque aussi le début de la collaboration du maître avec le producteur David O Selznick.

Malgré sa popularité en Angleterre, Sir Alfred avait fini par se trouver au chômage, et il sollicitait depuis longtemps les producteurs américains.

Dès la parution du roman de Daphné du Maurier, Hitch essaya d’en acheter les droits, mais le prix était trop élevé. Selznick l’acheta. Sir Alfred voulait le scénariste anglais Charles Bennett pour adapter le livre. Mais le maître se fâcha avec Bennett en faisant une déclaration malheureuse à la presse et l’adaptation sera l’œuvre d’une collaboratrice fidèle du maître, Joan Harrison (Elle s’occupera plus tard des séries TV « Alfred Hitchcock présente »), conjugué aux talents de Robert E. Sherwood, Philip MacDonald et Michael Hogan.

La distribution idéale pour Hitchcock comportait Ronald Coleman dans le rôle de Maxim De Winter et Nova Pilbeam dans celui de la seconde épouse anonyme de De Winter. Cherchez bien dans le roman, ou dans les films. Son prénom et son nom de jeune fille ne sont jamais nommés. C’est une espièglerie de l’auteur, un peu comme le prénom du lieutenant Columbo.

Mais Coleman ne voulait pas jouer le rôle d’un assassin et Selznick et Sir Alfred portèrent leur attention sur Laurence Olivier. Selznick lui préférait William Powell, qu’il avait proposé à Hitch dès le début. Mais l’on peut rester rêveur et sceptique si l’on juge les De Winter que Selznick imaginait : Walter Pidgeon, Leslie Howard, Melvin Douglas. Pidgeon en Maxim De Winter ! Pourquoi pas John Wayne alors !

Si Olivier obtint le rôle, il n’en fut pas de même pour Vivien Leigh (qui partageait la vie d’Olivier). Elle fut éliminée lors des tests. Il faut dire que Vivien Leigh n’évoquait en rien l’innocente et candide jeune fille de l’histoire. De nombreuses comédiennes furent auditionnées et le choix final se porta sur Joan Fontaine, cadette de Olivia de Havilland. Ce très mauvais choix – c’est après tout le rôle principal – a bien failli plomber le film, tant Fontaine se montre geignarde, sortant d’un film à l’eau de rose, avec des mimiques et des pleurs exagérés : « Oh, Maxim, Maxim ». On verra plus loin comment le réalisateur dut s’y prendre pour la faire pleurer.

Bien que Selznick ait demandé au maître de rester fidèle au roman, le réalisateur prit de grandes libertés avec celui-ci. Ainsi, Mrs Danvers dans l’œuvre initiale n’a jamais déambulé avec des chandeliers pour mettre le feu à Manderley, le roman s’achevant sur l’horizon illuminé la nuit tandis que Maxim revient innocenté de Londres en voiture. Curieusement, d’autres adaptations de « Rebecca » emboîtèrent le pas à celle d’Hitchcock. Précisons que dans la suite de « Rebecca », « La malédiction de Manderley », Mrs Danvers est bien vivante et pas du tout accusée de pyromanie.

Kay Brown qui travaillait dans le département scénario des studios Selznick eut l’idée de génie de proposer Judith Anderson pour le rôle de Mrs Danvers. La perle d’un casting qu’elle réhausse car il faut avouer que Joan Fontaine mièvre et sans saveur compose une bien médiocre Mrs De Winter, tandis que Laurence Olivier n’arrive pas à trouver ses marques sous la direction de Hitchcock. On tombera des nues en apprenant que Kay Brown remarqua Judith jouant… la vierge Marie à Broadway dans la pièce « Portrait de famille » !

En 1979, c’est notre inoubliable Sherlock « Jeremy Brett » Holmes qui tenait le rôle de Maxim, face à la laide Joanna David, tandis que c'est Anna Massey (Babs dans « Frenzy ») qui succédait à Judith Anderson. En 1997, Diana Rigg compose une improbable et fragile Mrs Danvers, avec Charles Dance en Maxim et la trop jeune Emilia Fox en narratrice au nom inconnu.
Bref, Judith Anderson fascine dans ce rôle de vieille sorcière à laquelle Daphné du Laurier (« Danny » comme l’appelle Jack Favell, le maître chanteur) avait donné une identité lesbienne et une relation ambigüe avec Rebecca.

On se demande pourquoi Sir Alfred était si fier d’avoir Laurence Olivier, qui arbore un air de chien battu d’un bout à l’autre du film. Joan Fontaine est présente dans quasiment toutes les scènes du film, et Sir Alfred dut faire preuve de patience avec elle. Il devait notamment la consoler du mépris avec lequel la traitait Olivier (qui ne lui pardonnait pas d’avoir pris la place de Vivian Leigh) et du reste de la distribution qui voyait en elle une « novice ».

Il faut dire que lorsque l’on demande à Joan Fontaine de pleurer, elle n’y arrive pas. Hitchcock la gifle et elle éclate en sanglots. La caméra tourne alors. L’anecdote est authentique.

Dans le rôle de Jack Favell, cousin et amant de Rebecca, maître chanteur voulant dénoncer comme meurtrier De Winter, nous découvrons George Sanders, qui bien avant Roger Moore fut « Le Saint » Simon Templar au cinéma. Le comédien s’est suicidé en 1972 à 65 ans pour échapper aux douleurs du cancer qui le dévorait.

Nigel Bruce, le docteur Watson de l’époque Basil Rathbone, joue ici le major Lacy. Il est aussi balourd que dans le rôle de Watson, arrivant lors de la réception à Manderley déguisé avec un costume d’Hercule totalement ridicule. Gladys Cooper (la grande duchesse de l’héritage Ozerov dans les Persuaders) interprète sa femme Béatrice, sœur de Maxim, et alliée de la seconde Mrs de Winter.

Mais les scènes ne sont souvent qu’esquissées et Hitchcock ne prend pas le temps de les approfondir : lorsque la narratrice est confrontée à la visite de Jack Favell en l’absence de Maxim, quand elle rencontre Beatrice, ou lorsque Mrs Danvers lui montre la chambre de Rebecca, nous restons chaque fois sur notre faim. Il faut vite passer à autre chose. On en a un exemple flagrant lorsque Mrs Danvers incite la narratrice au suicide : la scène est coupée par un feu d’artifice, et la découverte du bateau de Rebecca s’enchaînent sans nous laisser souffler. Dommage.

 

Leo G Carroll, le chef des « agents très spéciaux » Solo et Kuryakin est le docteur Baker qui, libéré du secret médical, révèle à la fin que Rebecca était atteinte d’un cancer et avait un motif de suicide. Le comédien retrouvera souvent le maître du suspense lors de ses casting.

Oublions la caricaturale Mrs Van Hopper (Florence Bates) qui dans un remake sera remplacée par Faye Dunaway.
Les vraies vedettes du film sont l’invisible puisque déjà défunte Rebecca, plus présente que certains « vivants » dans l’histoire, et Mrs Danvers. La musique de Franz waxman, réorchestrée par Joel Mc Neely compositeur du film Avengers, a été rééditée en 2002 par Varèse Sarabande en CD et l’on voit sur la jaquette Judith Anderson et Joan Fontaine. La partition sert bien le film et n’est jamais envahissante. A mon avis, Waxman a souvent été mésestimé au profit de Bernard Herrmann. Pour lui rendre justice, on trouve des compilations de ses meilleures musiques en CD. Herrmann hors Hitchcock a cependant composé des perles comme « Obsession » de Brian de Palma.

David O Selznick voulait que film se termine par la lettre R formée par les flammes. En désaccord et trouvant cela trop compliqué, Hitchcock propose un zoom sur l’oreiller de la chambre à coucher de Rebecca dévoré par les flammes.
Film tourné en pleine tension, avec une comédienne principale boudée par tous ses partenaires, et un producteur et un réalisateur qui chacun voulaient s’accaparer le film, « Rebecca » reste un grand film gothique, typiquement anglais alors qu’il a été tourné en Californie en pleine seconde guerre mondiale, et il demeure la meilleure adaptation du roman à ce jour, grâce à la patte du maître et à la performance de Judith Anderson, inoubliable même des années après avoir vu le film.

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2. CORRESPONDANT 17
(FOREIGN CORRESPONDENT)

 

Après son premier film américain produit par Selznick, « Rebecca », c’est vers un petit producteur indépendant, Walter Wanger que s'oriente Sir Alfred pour faire un film qui, tout en respectant la neutralité américaine, corresponde à un « effort de guerre » du maître. 

Granger avait les droits d’un récit « Personal history », et le proposa à Hitch. Du livre, il ne reste rien à l’écran, il datait des années 20. Toutefois, il ne fallait pas que ce film lui mette à dos les allemands. Aussi, le scénario fut réécrit par sa femme Alma et Joan Harrison, puis par Charles Bennett et Ben Hecht.

L’idée du maître était à la fois d’avoir un héros américain dans lequel les spectateurs se reconnaîtraient, mais aussi un personnage digne de ceux de John Buchan, plus britannique.

Le réalisateur souhaitait aussi faire part au public américain de son expérience des films d’espionnage anglais comme « Les 39 marches ». James Hilton puis Robert Benchley reprirent l’histoire. Elle reçut même une relecture du fameux scénariste des James Bond, Richard Maibaum. La seconde équipe irait tourner des extérieurs à Londres et en Hollande.

Pour les rôles principaux, Hitch avait pensé à Gary Cooper et Barbara Stanwyck. Cooper rejeta l’offre, ce qui nous vaut un acteur de second plan et médiocre à sa place, Joel Mac Crea. A la place de Stanwyck, il aura Laraine Day. Aussi le seul acteur qui nous est familier est George Sanders, le maître chanteur de « Rebecca ».

En cours de tournage « Personal history » devint « Foreign Correspondant ». Le film aura deux titres en France : « Correspondant 17 » (le plus connu) mais il fut aussi exploité sous le titre « Cet homme est un espion ».
Mc Crea plombe le film. Il est exécrable en reporter newyorkais débrouillard, mais quand on sait qu’il buvait une bouteille de champagne avant de tourner, on comprend que ce n’était pas le seul problème. Mc Crea tout comme le maître s’endormaient sur le tournage, au point qu’un jour ce fut l’acteur qui lança le fameux « Coupez ! ».

Hitch voulut filmer une cascade impressionnante avec l’aide de Paul Manz, celle de l’accident d’avion de la fin.

Lorsque le film commence, on comprend vite que notre héros, John Jones sous l’identité de Johnny Huntley Averstock ou l'inverse (Joel Mc Crea) ne va pas être bien porteur. Il n’a pas la fougue de Robert Donat. Il n’a pas le charisme et le talent de Gary Cooper.

Jones est convoqué par son rédacteur en chef, qui l’envoie en Europe pour connaître les évènements qui s’y déroulent. Il n’apprend rien du correspondant londonien Stebbins (Robert Benchley), un alcoolique, flanqué d’une blonde assez vulgaire.

Dans une soirée, où il veut rencontrer le diplomate hollandais Van Meer, il rencontre un…lithuanien.
Puis Carol (Laraine Day),la fille de Stephen Fisher (Président d’un comité pour la paix), dont il critique le père. Laraine Day se présente alors comme Tracy Smith. Il se rend compte lorsqu’elle prend la parole en public de sa méprise.

Laraine Day ne rattrape en rien Joel Mc Crea. Nous sommes loin du couple Barbara Stanwyck-Gary Cooper.
Avec des acteurs aussi passables, le maître n’allait pas accoucher d’un chef d’œuvre. Mc Crea arbore un air sûr de lui, arrogant, qui rend son personnage ridicule. A peine a-t-il abordé Van Meer (Albert Bassermann) que ce dernier est assassiné par un photographe.

Il se lance à la poursuite du tueur, et retrouve Carol Fisher et Scott Ffolliott (Georges Sanders), reporter dont il fait la connaissance.

Les moulins hollandais en arrière-plan (filmés par la seconde équipe), Hitch fait des gros plans sur les personnages.

La scène où le héros se retrouve seul devant le moulin dans lequel il pense que les espions sont cachés rappelle un peu celle de « La Mort aux trousses », avec en plus la présence d’un avion. Mais la comparaison d’arrête là, il n'y aura pas de poursuite. Gageons qu'il aurait fallu dix cascadeurs pour rendre Mc Crea un tant soit peu crédible.

Dans le moulin, où se trouve bien les espions, Mc Crea est le Robert Donat du pauvre. Hitchcock a fait infiniment mieux avec « Les 39 marches », et s’il a relu avant de tourner le roman de John Buchan « Greenmantle », il n’en reste rien à l’écran.

En se cachant des espions, John Jones (quel nom idiot !) retrouve Van Meer vivant. L’homme qui a été tué était un sosie. L’homme, drogué, ne semble pas dans son assiette.

Hitchcock ne serait pas Hitchcock sans les fameuses scènes de suspense : ici l’imperméable de Jones pris dans les rouages du moulin.

Lorsque la police arrive, il n’y a qu’un vagabond et plus d’espions. A la place de la voiture, une vieille charrette. Cette scène sera reprise quasiment à l'identique avec Roger Thornill/Cary Grant dans « La Mort aux trousses » lorsqu’il revient dans la maison où on l’a kidnappé. Sauf qu’ici, les acteurs sont peu concernés, apparemment.

De faux policiers viennent cueillir Jones qui se sauve de sa chambre d’hôtel en disant qu’il va prendre un bain ! Après le héros pitoyable, voici des espions pas bien malins.

En robe de chambre, Joel Mc Crea qui n’est ni Cary Grant ni Robert Donat retrouve Carol. Quelle misère. Le maître aurait pu nous dispenser de ce film. 

L’histoire continue sur un bateau, après une scène de comédie où les espions sont confrontés au personnel de l’hôtel.

Nous nous retrouvons à Londres chez le père de Carol. Jones y retrouve l’un des espions du moulin, Krug (Eduardo Ciannelli). Nous découvrons alors que le père de Carol est membre du complot contre la paix. 

Dans ce rôle, Herbert Marshall n’a aucune étoffe. James Mason plus tard sera l’alter-égo bien plus talentueux de cet acteur. Hitch n’a pas suivi sa devise « meilleur est le méchant », car Herbert Marshall est bien trop gentil en espion allemand.

Entre en scène le garde du corps de Jones, Rowley (Edmund Gwenn), qui apporte une touche de comédie et de fraîcheur. La scène de la cathédrale de Westminster s’enchaîne alors. Rowley tente de pousser Jones et tombe à sa place du haut de l’édifice. Mais la scène est tirée par les cheveux, Rowley attend de se retrouver seul avec sa victime, mais le suspense ne s’installe jamais.

Retrouvant Stebbins, Ffolliott se révèle être un agent secret britannique. Sanders est peut-être le seul comédien dans son registre, puisqu’il fut Simon Templar « Le Saint » au cinéma à l’époque.

La romance entre Carol et Jones n’est pas une seconde crédible. Quant à Laraine Day, elle n’a absolument aucun charme. Madeleine Caroll des « 39 marches » était si douée par rapport à elle.Heureusement que Sir Alfred nous laisse d'autres icônes à adorer comme Ingrid Bergman et Grace Kelly, car cette Laraine Day sans charme ni talent est tombée dans un juste oubli.

Bavard, ennuyeux, « Correspondant 17 » se perd dans les méandres d’un script où l’on ne sait plus qui est qui. 
La scène de torture où Van Meer doit écouter de force des disques de jazz est grotesque. Beaucoup raffoleraient à sa place de cette torture là !

L’imminence de la guerre n’est jamais instaurée de façon crédible et structurée. Elle surviendra vers la fin du métrage comme un cheveu sur la soupe. Et d'un coup, il sera question d'allemands.

A partir de la scène la torture (la vraie cette-fois), George Sanders vole sans difficultés la vedette à Joel Mc Crea.

Vient ensuite la scène finale avec l’accident d’avion sur fond de déclaration de guerre de l’Angleterre à l’Allemagne.

Le père révèle à Carol qu’il est allemand et qu’elle n’est qu’à moitié anglaise. L’avion est attaqué par un bateau allemand. La scène de la catastrophe est assez spectaculaire, anticipant de 30 ans la mode des fameux films catastrophes, avec le sacrifice du père de Carol pour permettre aux naufragés de tenir sur une aile d’avion.

La fin est difficile à supporter, aussi bavarde que le psychiatre à la fin de « Psychose ». Le dernier appel au micro de la radio de Jones « Allo Amérique, le monde a les yeux fixés sur toi » est le signe d’un film de propagande mal fagoté et indigne du maître du suspense.

Un film raté ni fait ni à faire, rarement diffusé en télé.

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3. JOIES MATRIMONIALES
(MR. AND MRS. SMITH)

 

 

 

Après “Correspondant 17”, s’il voulait continuer à toucher un salaire, Sir Alfred devait tourner. On lui fit la proposition de tourner un film provisoirement intitulé « Mr and Mrs » avec Carole Lombard qui voulait être dirigée par le maître. Son partenaire prévu était Cary Grant.

Un mois après avoir reçu le scénario du film, Hitch ne l’avait pas ouvert, et contraint de le faire, il trouva le script consternant, d’autant plus qu’il n’avait pas le droit d'en changer une virgule.

Sir Alfred voulait tourner un remake de « The Lodger », mais les studios (RKO, Selznick) mirent leur véto. Aussi proposa t il une adaptation radiophonique dans le cadre de la série « Forecast » qui racontait des histoires de suspense. Deux acteurs de « Correspondant 17 » jouèrent l’émission. Herbert Marshall dans le rôle de Sleuth et Edmund Gwenn dans le rôle du propriétaire. L’épisode ne disait pas si le locataire était ou non Jack l’éventreur, et les auditeurs durent voter par téléphone.

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A la suite de cette expérience, Hitch eut l’idée que des anthologies pouvaient permettre de lui donner une popularité supplémentaire, autre que celle du cinéma. Il imagina d’abord une émission radiophonique dont le titre était « Suspense », accorda à des éditeurs new- yorkais le droit d’utiliser son nom pour un premier recueil de nouvelles qu’il superviserait.

Selznick s’opposa à la création de « Suspense », émission régulière, qui aurait accaparé le maître. L’émission naîtra sans son créateur, commençant en 1942 pour durer…vingt ans.

Mais surtout, le réalisateur comprit le potentiel que pourrait avoir une anthologie télévisée à son nom, le projet de « Alfred Hitchcock présente » date donc de 1941.

Hitch fut sommé de tourner un film et d’indiquer ses préférences. Il ne lista pas « Mr and Mrs » au désarroi de Carole Lombard et proposa cinq projets : 
Le premier était « Greenmantle », suite directe des « 39 marches », d’après un roman de John Buchan, reprenant le personnage de Richard Hannay. Le second était « A woman’s face », le troisième « The constant nymph » (un projet de la Warner écrit par Alma sa femme et avec en vedette Joan Fontaine), le quatrième un remake de « The Lodger, le cinquième « Jupiter Laughs » de l’auteur écossais A.J. Cronin (à l’origine, c’était une pièce de théâtre se déroulant dans un sanatorium).

Puis, à ses cinq projets, Hitch en ajouta trois autres : « And now Goodbye » de James Hilton, que lui avait proposé le studio Columbia sur un ecclésiastique, avec une catastrophe ferroviaire et un amour impossible. Le clergyman serait Laurence Olivier.
« Rogue Male » (qui sera tourné l’année suivante par Fritz Lang sous le titre « Man hunt ») et enfin « Royal mail » produit par Sam Briskin pour la Columbia avec Cary Grant.

Tous ses projets furent refusés et l’on imposa « Mr and Mrs » devenu entre temps « Mr and Mrs Smith ». Mais Cary Grant se désista et Robert Montgomery le remplaça.

Le scénariste était Norman Krasna. L'histoire raconte l’histoire d’un couple de Park Avenue qui apprend la nullité de leur mariage pour une raison juridique.

Sir Alfred s’efforça de faire bonne figure pendant les six semaines de tournage. La popularité de Carole Lombard attira le public dans les salles.

Ann et David se sont querellés. Cela dure depuis trois jours. Ils se sont imposés une règle pour ne pas divorcer : attendre une réconciliation avant de sortir de la chambre, genre "réconciliation sur l'oreiller".

David ne va plus au travail depuis trois jours. L'origine de la querelle est une crise de jalousie du mari.

Carole Lombard est très jolie, certes, mais cela suffit-il à faire un film ?

David avoue à Ann que si c’était à refaire, il ne l’épouserait pas. Il a perdu sa liberté et préfère la vie de célibataire. Cette franchise va lui coûter cher, car il va avoir droit à une vengeance typiquement féminine.

Très vite, on se rend compte que c’est du théâtre filmé, à peine mieux fagoté que « Au théâtre ce soir ». De plus Robert Montgomery n’a strictement aucun charisme. Par rapport à sa partenaire, il ne l’égale ni en beauté ni en charme. Aucune comparaison possible avec Cary Grant.

La querelle est finie et David retourne à son bureau, un homme de la chambre de commerce de New York, Harry Deever ( Charles Halton) l’attend : il lui rappelle qu’il s’est marié à Mitchum en 1937 avec un certificat de l’Idaho au lieu du Nevada, et que le mariage est illégal. En cas de décès, de testament, d’enfant à naître, il faut se marier à nouveau.

La musique d’Edward Ward est atroce. L’une des pires de la période américaine du maître.

Ann et David retournent à l’endroit où ils se sont rencontrés, une pizzéria. Ann a rencontré Deever mais ne l’a pas dit. Ils dînent à la même table de restaurant que jadis, mais David ne veut pas l’emmener danser. Ann reçoit un coup de téléphone de sa mère (Esther Dale), qui au courant de la nullité du mariage, lui propose de venir revivre avec elle.

Le rythme du film est lent. Les échanges manquent de naturel. La torpeur s’installe. Beaucoup de scènes nous montrant chacun des « époux » de façon séparée ne sont là que pour rallonger le métrage.

Parce qu’il n’a rien dit au sujet de la visite de Deever sur la nullité de leur mariage, Ann le met à la porte. David va devoir « reconquérir » sa femme. Ce qui n’est pas gagné d’avance.

En effet, Ann a repris son nom de jeune fille, Krausheimer. Elle feint d’avoir une romance avec un vieil homme.
Ann n’a aucune envie de se remarier. Le spectateur se demande si Ann joue la comédie et veut donner une leçon à son mari, ou si elle parle sérieusement. Si c’est une comédie, elle n’est pas drôle, si c’est un drame, il est ennuyeux.

En 1941, les femmes ne travaillaient pas et David menace de lui « couper les vivres ». 

Ann a trouvé un emploi dans un magasin en se disant célibataire. Il lui fait perdre son emploi.

Nous apprenons au bout de 38 minutes que David est avocat. Lui et son associé Jeff (Gene Raymond) travaillent sur un dossier contre la compagnie des tramways. Gene Raymond entre alors en scène et va ravir la vedette au couple qui est censé mener le film.

En fait, Jeff fait la cour à Ann et l’invite à dîner. David serait donc trahi par son ami ?

A plusieurs reprises, David a rencontré dans un sauna un certain Chuck Benson (Jack Carson). Au début, l’homme lui dit de feindre l’indifférence et que sa femme reviendra, lui-même ayant vécu une situation similaire.

Maisl quand la situation s’envenime, il lui propose de l’accompagner à une soirée. Il va retrouver Gertrude Schultz (Betty Compson), et veut lui présenter Gloria Honey (Patricia Farr). Deux potiches assez vulgaires et peu farouches.

Mais dans cette soirée de bal, il voit sa « femme » attablée avec Jeff. Ann voit David et ils quittent le bal restaurant.

On ne comprend pas trop les motivations de ce Jeff. Trahi-t-il son ami ? A-t-il monté un stratagème pour lui permettre de reconquérier Ann ? En effet, David et Jeff, avant d'être des avocats associés, étaient amis d'enfance.

Ann et Jeff se rendent dans une fête foraine, car la jeune femme ne veut pas dormir. Sur le manège, Jeff se montre couard, et la pluie finit par arroser le couple.

Ann suit Jeff chez lui, il ne boit jamais d’alcool et un verre que l’oblige à prendre Ann le rend malade. Il refuse de l’embrasser, se montre emprunté, et semble avoir peur des femmes. Cette-fois le spectateur comprend que Jeff joue délibéremment les idiots pour valoriser son ami et montrer à Ann que son "mari" n'était pas si mal que cela.


David se fait passer pour un détective et loue un taxi à la journée. Mais revenu à son cabinet d’avocat, un client mécontent, Conway (Emory Parnell) l'attend. Conway a versé des acomptes importants pour gagner un procès contre son beau-frère et ne veut pas que l'on néglige son problème

David retrouve alors Jeff avec ses parents, les Custer (Lucile Watson et Philip Merivale).

David raconte qu’il a vécu trois ans avec Ann, mais les parents de Jeff admettent la situation, après avoir pris la dame pour une fille aux moeurs légères.

Il y a là une certaine incohérence scénarique, mais elle est imputable à Norman Krasna. On peut admettre que Jeff aide David, mais que ses parents entrent dans la combine est une ficelle un peu grosse, même dans du théâtre de boulevard.

Ann et Jeff partent dans une station de ski, et retrouvent frigorifié et sans connaissance David qu’ils transportent dans leur chalet. David feint son état, et visiblement Jeff se révèle son complice. Il délire, ce qui attendrit Ann.

Mais Ann se rend compte qu’elle est victime d’une machination, Jeff jouant les pleutres pour permettre à David de la reconquérir. David, dès qu'elle a le dos tourné, retrouvant sa raison.

La fin est tout à fait bâclée, mais le maître n’y est pour rien puisqu'il n’a pas eu le droit de toucher au texte de la pièce de Norman Krasna. Ann met des skis et tombe à la renverse sur son fauteuil. Et par la force, il la reconquiert. Comme un "macho". Comme si l'on pouvait séduire une femme en la forçant. Drôle de conception de l'amour et du couple.

Le film à vrai dire est un drame et ne fait pas du tout rire. On peut estimer que c’est la patte du maître qui transforme ici une comédie de boulevard en une sulfureuse analyse des rapports homme-femme. Le génie de Sir Alfred, à partir d’une pièce boulevard qu’on lui demande de filmer sans en changer un mot, est de transformer, par sa façon de savoir où placer sa caméra, la comédie en drame.

Le désespoir de David, malgré la médiocrité de l’acteur, est ici évident. Le talent de comédien mis en lumière est celui de Jeff/Gene Raymond. Dans un rôle ambigu (Hitch parvient à le faire passer pour un homosexuel, ou du moins pour un homme pleutre et lâche qui a peur des femmes et n’est rassuré que par la présence de ses parents), Gene Raymond est magistral. Hitch, à sa façon, se joue de la production en faisant de cette pièce de boulevard un drame.

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Tout d’abord, il nous laisse longtemps mijoter avant de nous révéler que Jeff agit pour aider David. Ensuite, il montre (et c’est un visionnaire en 1941) la difficulté pour un homme et une femme de vivre ensemble et de garder intact la flamme du moment de la rencontre.

Il se sert habilement de Carol Lombard en la détournant de son rôle parodique (le film donne plus envie de pleurer que de rire à l’arrivée). Pour Hitchcock, les acteurs, c’est du bétail. Le fade Robert Montgomery n’a qu’une ou deux expressions à son actif, mais Hitchcock le sublime en en faisant une victime d’un grand chagrin d’amour.

Derrière ce film, lorsque l’on sait l’histoire d’Hitchcock, se profilent les sentiments du réalisateur et ses frustrations. Impuissant et à son époque l’impuissance ne se soignait pas, il n’a réussi à avoir qu’un seul rapport sexuel pour concevoir sa fille Patricia.Il a admis que sa femme Alma avait des besoins à assouvir et a feint d’ignorer sa relation avec le scénariste Whitfield Cook. Il rassurait ceux qui voyaient plus qu’une amitié entre Alma et Cook en disant que ce dernier était homosexuel.

L’un des prodiges de Sir Alfred est de parler d’homosexualité dans une pièce de boulevard somme toute assez conventionnelle. Et tout ici porte à croire que Jeff est un gay. La façon dont il repousse de façon horrifiée les avances d’Ann. Lorsqu’elle réclame un baiser passionné, elle n’a droit qu’à une bise sur la joue. Ceci sous prétexte que Jeff est enrhumé. Dans la scène du manège, Ann et Jeff sont loin des yeux de tous coincés en haut de l'édifice. Ann pense qu’il va profiter de la situation, mais Jeff lui vole sa pochette pour s’y moucher bruyamment. Il se comporte comme un gamin immature.

L’homosexualité potentielle du maître (à son époque, c’était un sujet tabou), que l’on peut noter dans son attirance pour Alma Reville (il était vierge à son mariage, il ignorait qu’une femme a des règles et ne le comprit pas le jour où une actrice ne put tourner une scène de baignade, enfin, c’est la part « masculine » qu’il a aimé chez Alma Reville, femme déterminée, indépendante et volontaire), ressurgit ici. Sir Alfred a déclaré "Sans Alma, je serai devenu pédé comme un phoque".

Avec sa caméra et sans changer le texte, il transforme le vaudeville en un plaidoyer déchirant sur les difficultés d’un homme à séduire une femme. On ne s’étonnera pas ensuite que le maître ait eu tant envie de tourner avec des acteurs homos ou bissexuels (Cary Grant, Montgomery Clift, John Dall, Farley Granger), et qu’il ait suggéré le penchant trouble de l’assassin de « L’inconnu du Nord Express » pour le héros joueur de tennis.

Sir Alfred avait le génie de détourner un film pour faire passer son talent. Ainsi, le film de propagande « Lifeboat » loin d’être un pamphlet anti-nazi se révèle selon ses détracteurs une oeuvre qui aurait remonté le moral de l’armée allemande ! Il a fait du marin allemand de « Lifeboat » une victime. Ici, Hitchcock a rejoué sa petite comédie au détriment de ceux qui l’ont obligé à filmer ce vaudeville. Sans en avoir l’air, le maître connaissait la façon d’avoir le dernier mot. Il l’a eu, une fois de plus, permettant à ce projet médiocre d’atteindre les deux melons.

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4. SOUPÇONS
(SUSPICION)

 

A l’origine de « Soupçons », il y a un roman d’Anthony Bekerley « Before the fact ». Un polar sulfureux dont le héros est un meurtrier qui assassine sa femme et son riche beau-père.

Bien évidemment, dans le Hollywood des années 40, il n’était pas question de montrer un héros meurtrier et surtout impuni. Son épouse (sa victime), folle de lui, se suicide pour éviter que le mari soit condamné.

L’Amérique puritaine n’a jamais supporté de montrer des héros négatifs, ainsi avant de présenter « Le Fugitif » en 1963 à la télévision américaine (le docteur Richard Kimble injustement accusé du meurtre de sa femme), Roy Huggins eut le plus grand mal à convaincre une chaîne de tourner une série dont le héros est condamné à mort pour meurtre.

Aussi, plus de vingt ans auparavant, le studio RKO qui avait acquis les droits de « Before the fact » était très frileux avec ce livre. Hitchcock, qui venait de tourner deux films décevants, souhaitait redorer son blason. Après « Rebecca », il n’avait pas pu obtenir Gary Cooper pour « Cinquième colonne » remplacé par le fade Joel Mc Crea, puis n’avait pas réussi à convaincre Cary Grant de tourner « Joies matrimoniales ». Sir Alfred conçut donc le projet de « Before the fact » entièrement pour Grant. Il rêvait de lui faire jouer un assassin.

Hitch commença une première ébauche du script en impliquant sa femme et la productrice Joan Harrison, puis très vite engagea Samson Raphaelson. Le but était de contourner la censure. Pour commencer, on éradiqua du roman la maîtresse du « héros », son enfant illégitime conçu avec la bonne (qui sera jouée dans le film par Heather Angel).

Lorsque Raphaelson eut terminé le scénario, Hitch lui demanda une faveur : accepter que Alma, sa femme, et Joan Harrison (future productrice de la série « Alfred Hitchcock présente ») co signent le scénario, alors qu’elles n’y avaient que peu participé. Beau joueur, Raphaelson accepta.

Puis vint le temps du casting : Cary Grant se laissa amadouer et accepta le rôle de Johnnie. Pour le principal rôle féminin, le maître eut une curieuse idée : engager Michèle Morgan. Elle avait fui la France occupée et résidait à Hollywood. Mais le studio RKO fut réticent vis-à-vis de son accent français. En fait, RKO voulait imposer Joan Fontaine à Sir Alfred.

On peut être surpris du choix de Michèle Morgan (On ne l’imagine pas un instant dans le rôle) mais compatir avec le réalisateur qui ne tenait pas à retrouver la seconde Mrs de Winter. Hitch avait compris que Joan Fontaine n’attendait qu’une chose : refaire sa prestation de « Rebecca ». Malheureusement, il ne se trompait pas.

Hitch étoffa sa distribution avec des comédiens ayant tourné avec lui : Nigel Bruce et Leo G. Carroll (vus dans « Rebecca »), May Whitty (« Une femme disparaît »), Isabel Jeans (« Downhill », « Easy virtue »).
Avoir Cary Grant dans un film (alors que Gary Cooper avait refusé) était pour Hitch un moyen de devenir très populaire. De plus, Hitch était inconsolable de ne plus avoir eu l’occasion de tourner avec Robert Donat, le héros des « 39 marches », et il pressentait que Cary Grant allait faire un long chemin avec lui.
C’est alors qu’au désespoir du maître et de sa vedette, le studio imposa Joan Fontaine. Celle-ci avait dit qu’elle était prête à tourner le film sans être payée !

D’emblée, Cary Grant détesta Joan Fontaine et confiait à qui voulait l’entendre qu’il avait envie de l’étrangler (ce qu’on lui demandait plus ou moins dans le scénario !).

Le studio ne voulait pas que le personnage de Joan Fontaine meure. Hitch avait prévu de la faire mourir empoisonnée par un verre de lait, mais le meurtrier serait puni : elle aurait posté une lettre révélant tout après sa mort, ironie du sort, elle demanderait à son mari de la poster, ce qu’il ferait sans se douter qu’il se condamne.

Le producteur Harry Edington, de la RKO, ne voulait pas de cette fin, ni d’allusions au sexe (dans le livre, Lina, l’héroïne, est enceinte).

Edington fut renvoyé de la RKO et Hitch dut composer avec de nouveaux producteurs. Il fallut écrire, réécrire, sous la menace de la censure. C’est là la grande faiblesse du film. Le personnage de Johnnie perd petit à petit toute épaisseur. C’est quasiment à la fin du tournage que fut inventée la fin que l’on voit dans le film.
Le titre « Before the fact » était supposé trop subtil pour le public, et les producteurs choisirent « Suspicion » (« Soupçons »).

Ce qui ne va pas d’emblée, en regardant « Soupçons », c’est Joan Fontaine. Lina rencontre John dans un train et il n’a pas payé son billet. Il s’en sort par une pirouette, volant Lina. Là où l’on ne suit plus du tout Johnnie/Grant, c’est lorsqu’il se fait présenter par des amies communes Lina.

Le personnage de Grant, plus polisson que criminel dans le film, est un « tombeur ». Que va-t-il s’embarrasser d’une fille difficile à caser selon l’aveu même de ses propres parents ? Joan Fontaine interprète la fille conformiste, trop sage, pas du tout attirante ni sexy.

N’adhérant pas au schéma de départ, le spectateur reste sur sa faim lorsque le film évolue vers le mariage de deux personnes aussi opposées.

En fait, Johnnie compte sur la dot de la mariée. Il est sans le sou. Beaky (Nigel Bruce, qui fut aussi Watson dans les Holmes de Basil Rathbone), un ami de Johnnie, qui trouvera une mort bizarre, apprend à la jeune épousée que son mari joue aux courses.

Faire du héros Cary Grant un lâche, un homme entretenu, est une erreur immense. De mensonges en mensonges, il construit un monde factice.

Et la déception est double pour nous, heureusement rattrapée par la suite de la filmographie commune de Cary Grant et d’Hitchcock : c’est un mauvais polar, un suspense éventé, et si Grant rate complètement son entrée dans le monde du maître, Joan Fontaine est là pour en rajouter dans le gâchis, en faisant un copié collé de son rôle de la seconde Mrs de Winter, et en rêvant, ce qui est masochiste et improbable, d’un mari assassin.

Lina/Joan Fontaine bouscule-t-elle les conventions bourgeoises, comme le voudrait le script ? Eh bien non, elle est plus une victime, elle se contente de subir. Ses airs de biche apeurée prise dans une toile d’araignée en font un personnage inconsistant.

Les péripéties ne viennent pas arranger le film : le fait que Johnnie vende des chaises cadeau du père de Lina, puis les rachète en rajoute dans le scénario étriqué et alambiqué.

La mort du père, le général MacLaidlaw, joué par Cédric Hardwicke, survient au moment où Lina s’est décidée à quitter son mari. La scène du verre de lait empoisonné sera reprise dans « La Sirène du Mississipi » de Truffaut, grand adorateur du maître, avec des rôles échangés : Jean-Paul Belmondo joue l’homme lâche et Catherine Deneuve l’alter-égo de Grant. De plus, quand on saura que la scène n’est pas dans le roman « Waltz into darkness » de William Irish dont est tiré « La Sirène », on n’a plus de doute sur l’hommage appuyé de Truffaut à Sir Alfred en 1968.

Heather Angel, la bonne, malgré l’enfant illégitime supprimé du scénario, semble bien, avec ses airs de connivence, avoir été plus qu’une idylle platonique pour Johnnie. Devant le jeu transparent de Joan Fontaine, les autres comédiens n’ont pas de mal à exister.

Nigel Bruce, dont la mort laisse supposer à Lina que son époux est l’assassin, parvient lui aussi à tirer son épingle du jeu.

Toute la fin du film, loin de rehausser quelque peu le naufrage, ne fait que l’accentuer. Lina refuse de boire le verre de lait que lui tend Johnnie (en fait ce dernier pensait se suicider avec du lait empoisonné), et raccompagnant sa femme chez sa mère, le final où l’on s’attend à ce que Grant jette sa cruche de femme par la voiture (on lui donnerait les circonstances atténuantes !) n’est qu’une fausse piste de plus. Il la sauve et était innocent. Toute la suspicion jetée sur le personnage de Johnny devrait s’envoler comme par enchantement.

Que le maître se soit à ce point manqué dans son genre de prédilection, le suspense, alors qu’il réussit une histoire d’amour à la fin de la décennie (« Les Amants du Capricorne ») ne laisse pas de nous étonner. Après un autre ratage (« Cinquième colonne »), Sir Alfred nous offrira le zénith de sa carrière avec le superbe « L’ombre d’un doute » qui deviendra, et à juste titre, son film préféré.

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5. CINQUIÈME COLONNE
(SABOTEUR)

 

Au printemps 1941, Hitchcock voulait faire un remake de « The lodger » et n'y parvenant pas se décida pour un autre projet : une histoire du genre « Les 39 marches » mais qui se déroulerait en Amérique.

Le scénariste Peter Viertel travailla sur une première ébauche du script. Il s’agissait d’écrire une histoire typiquement américaine dont l’action se déroulerait au Rockfeller Center, au Radio music city hall, au chantier naval de Brooklyn et à la statue de la liberté.

Il fut remanié par Dorothy Parker et Joan Harrison. Ironie du sort, le premier titre était « Le faux coupable » et Hitch proposa le rôle du héros, Barry Kane à… Henry Fonda ! Cela ne s’invente pas. Fonda trop cher, on envisagea Joel McCrea. (« Correspondant 17 »). Fort heureusement, le fade Mc Crea n’était pas libre, et Hitch se rabattit sur un acteur de série B, Robert Cummings.

Les actrices pressenties, Barbara Stanwyck et Margaret Sullavan ne voulurent pas de ce partenaire peu connu et Hitch engagea une inconnue, Priscilla Lane.

Pour le rôle du méchant, Hitch essuya plusieurs refus dont celui outragé de l’acteur Harry Carey qui en voulut au maître d’avoir pensé à lui pour jouer un traître ennemi, et Otto Kruger accepta le rôle de Tobin, le chef des nazis. C'est de loin le meilleur atout de ce film. Dire qu'il n'obtint le rôle que par le refus de Carey et le fait que John Halliday, (le fiancé de Katharine Hepburn dans "Indiscrétions") vivait à Hawaii et après Pearl Harbour, se déplacer était compliqué. Il renonca donc au rôle alors qu'il était engagé.

Enfin, le rôle de Fry, l’incendiaire de l’usine, fut confié à Norman Llyod.

Tournage rapide et bon marché, sans vedettes, Sir Alfred pensait à son projet suivant (qui ne vit jamais le jour) : « Greenmantle » avec Cary Grant reprenant le personnage que tenait Robert Donat dans « Les 39 marches ».
Dès le début, nous n’accrochons pas : la façon dont Barry Kane est accusé ne tient pas debout. Il n’y a aucune charge contre lui. Il a vu l’incendiaire, Fry, et son meilleur ami est mort, mais en fuyant, il paraît coupable.

Ensuite, le scénario incohérent permet moult invraisemblances et nous avons un « 39 marches » du pauvre. Le saboteur a fait tomber une enveloppe avec l’adresse de son chef, Tobin ! Kane s’y rend et tombe dans un piège. Il s’en sort en fuyant d’abord à cheval, puis en sautant dans une rivière menotté. Notons l'utilisation pertinente de la petite fille qui permet au héros de fuir. Sur le fond, cette scène rappelle l'arrivée à la maison de l'homme au doigt coupé en Ecosse dans le film de 1935. Un décor familial, d'abord rassurant, qui bascule dans le danger.

Et ainsi de suite, le film continue, égrenant les invraisemblances. Recueilli par un pianiste aveugle, Kane trouve un refuge. Le rôle de l'aveugle aurait mérité d'être mieux développé, l'acteur Vaughan Glaser (Miller) n'a qu'une scène à défendre, pour passer le plat à l'héroïne.

Moins mauvais que Mc Crea mais n’égalant jamais un Donat ou un Grant, Robert Cummings rencontre la nièce de l’aveugle, Pat Martin (Priscilla Lane), aussi incolore que Laraine Day de « Correspondant 17 ». Elle veut le livrer à la police malgré les conseils de son oncle, et lui coince les menottes sur le volant de sa voiture.

On retrouve la patte du maître avec la scène où Pat veut arrêter une auto et où Barry Kane scie des menottes contre le ventilateur de la voiture. Et l’humour quand le couple de personnes âgées qui s’arrête croit à une dispute d’amoureux.

La médiocrité flagrante des acteurs, dont Hitch était conscient, nous empêche d’adhérer à l’histoire. Avec un Cary Grant, nous serions aux anges, mais Cummings nous laisse froid comme la glace. Il a un visage trop « doux » pour le rôle. Encore qu’on n’imagine pas une seconde Fonda dans le personnage.

Etape suivante : le cirque ambulant. Le patron du cirque nous présente ses monstres : les sœurs siamoises, la femme à barbe, le nain.

En dehors de ce dernier, les gens du voyage sont hospitaliers. Mais cette scène qui dans les premiers films du maître aurait duré longtemps est vite terminée, alors que l'on s'attendait à davantage de rebondissements, le milieu du cirque offrant un dépaysement et un contraste avec le reste de l'intrigue.

Revoici donc, en infiniment moins bien, le couple des « 39 marches » Madeleine Caroll-Robert Donat. On a le sentiment de voir un remake américain. La ville fantôme de Soda, nom trouvé sur un télégramme chez Tobin, est l’étape suivante.

Mais une partie de l'intrigue, qui aurait pu être passionnante, le sabotage d'un barrage par les nazis, est abandonnée en cours de route.

Ce film est une esquisse de ce que seront les chefs d’œuvre du maître, avec les Bergman, Kelly, Grant et Stewart. Sans acteurs convaincants, la carrière de Cummings prouve qu’il ne le fut guère, pas de bon film.

A Soda, Kane retrouve les nazis. Cette ville abandonnée et isolée rappelle les décors des "Envahisseurs" : au sein de l'Amérique profonde, le ver est dans le fruit et la menace se trame. Dommage que cette partie de l'histoire soit insuffisamment exploitée et que l'on vogue vite vers New York, pour l'interminable scène dans l'hôtel de Mrs Sutton.

Freeman (Alan Baxter) conduit Kane à New York chez des espions où Pat est prisonnière (elle s’est confiée à un shérif…nazi) et où Tobin confond notre héros. Dans ce fatras d’acteurs médiocres, Baxter est enfin un acteur talentueux et crédible en espion nazi, avec son chapeau et ses lunettes finement cerclées. Baxter serait aussi plausible en agent soviétique.

Il est avec Otto Kruger qui joue le rôle de l’aristocratique Charles Tobin, le meilleur comédien du film.
Le problème, est que les acteurs qui jouent les «méchants » sont bien meilleurs que les héros. Kruger a la fascination vénéneuse d’un Christopher Lee. Alors que Priscilla Lane est godiche et Cummings transparent et insignifiant. Quand à Ian Wolfe en maître d’hôtel Robert, il est excellent.

Anticipant « Les enchaînés », Charles Tobin parle d’aller en Amérique du sud. Enfin ici plus exactement en Amérique centrale, aux Caraïbes, comme première étape.

L’idée de génie du maître, qu’il reprendra dans « La mort aux trousses », est de nous montrer des américains bourgeois et respectables comme façade de l’ennemi. Ils n’ont pas l’air de ce qu’ils sont, et comment les différencier des voisins ? Par exemple, Mrs Sutton (Alma Kruger).

On trouve à ce film des filiations évidentes à « Jeune et innocent » et « Les 39 marches », et à venir avec « La mort aux trousses ».

Ainsi, la scène où Cummings prend la parole pour déclencher la vente aux enchères du bracelet de Mrs Sutton est totalement pompée sur celle où Robert Donat se fait passer un politicien en campagne dans "Les 39 marches".

Lors d’une scène de bal, les tourtereaux se déclarent leur amour. Mais Kruger réhausse en permanence le niveau. La scène de l’hôtel particulier de New York s’éternise un peu. Elle casse le rythme que le maître s’est efforcé d’établir.

Kane s’échappe en créant une alerte incendie et trouve un peu facilement la cible des nazis : un bateau de guerre, au chantier naval de Brooklyn.

Autre moment hitchcockien : l’appel à l’aide jeté d’un gratte-ciel par Pat, que des chauffeurs de taxi trouvent.
Au chantier, ce sont les retrouvailles de Fry et de Kane, ce dernier empêchant l’explosion du bâtiment de guerre. Mais en revenant dans la chambre de Pat, les nazis sont capturés.

La fuite de Fry dans un cinéma puis à la statue de la liberté amorce le final, le moment de bravoure.

Il est un peu dommage que l’affrontement final se fasse avec un second couteau, Fry, et non Charles Tobin. Otto Kruger avait passé l’âge des cascades sans doute, mais il est un méchant tellement plus charismatique que Norman Lyod. Ce dernier, enfin son personnage, tombe dans le vide, et le maître reprendra cette séquence sur le mont Rushmore dans « La Mort aux trousses ».

Un Hitchcock mineur, mais regardable. Bon scénario mais exécrables comédiens pour camper les héros. La performance d’Otto Kruger lui permet quand même d’atteindre les deux melons.

La meilleure scène du film, celle de la statue de liberté, marque les esprits longtemps après la vision du film. Mais au niveau qualitatif, elle arrive un peu tard. Il manque une scène intermédiaire (le barrage saboté) mais visiblement le maître manquait de fonds pour ce film.

Le public occulta le manque de moyens et le film reçut un bon accueil. La présence du paquebot Normandie échoué dans le port fit croire à un sabotage, et le film manqua de peu être l'objet de censure. On voit d'ailleurs nettement le regard que jette Fry sur le bateau échoué, comme si c'était son oeuvre. Il se trouve que le public voyait des scènes d'actualité avant le film, et ne savait plus démêler le faux du vrai. La marine américaine, scandalisée, voulait que les plans soient coupés.

Les plans de la fin ont évidemment nécessité des cascadeurs. Hitch avait fait une maquette de la statue. Pour la scène de la chute, Norman Llyod ne mit pas sa vie en danger : il tournoyait sur un fil devant une tenture, ensuite remplacée par l'arrière plan. Pas de musique, rien que le bruit du vent.

La musique de Frank Skinner est assez atroce. Quand on se souvient que le maître eut Franz Waxman, Dimitri Tiomkin et Miklos Rozsa, on aurait pu mettre quelques dollars de plus pour trouver un bon compositeur.

Enfin, devinerez vous qui eut le meilleur cachet dans "La cinquième colonne"? Eh bien, aucun des acteurs, il est vrai peu connus, ce fut le directeur de la photographie, Joseph Valentine. Il était réputé pour les comédies musicales de Deanna Durbin.

La manche qui se déchire et précipite l'espion dans le vide est un moment d'anthologie. On retiendra de ce film quelques passages éclatants, en regrettant fort que la distribution, à part Otto Kruger et Alan Baxter, ne soit pas à la hauteur.

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6.L'OMBRE D'UN DOUTE
(SHADOW OF A DOUBT)

 

 

Comment naît un pur chef d’œuvre ? 

Dans le cas présent, c’est le fruit du hasard.

Pendant « Cinquième Colonne », Hitchcock avait décidé de reprendre le personnage des « 39 marches » de John Buchan en adaptant un autre roman, « Greenmantle ». Ingrid Bergman et Cary Grant étaient les vedettes envisagées. Mais les droits du roman furent impossibles à obtenir.

Sir Alfred décida alors de faire un remake de son film « The lodger », mais en modernisant le tueur. L’épouse de l’écrivain Gordon Mc Connell l’apprit et pensa que le maître pouvait être intéressé par le roman « Uncle Charlie » sorti en 1938.

Un homme séduisant arrive dans une ville de Californie rendre visite à la famille de sa soeur. La fille Charlotte, appelée « Charlie » en honneur de son oncle, comprend très vite que ce dernier est un tueur en série en fuite. Quand il réalise qu’elle a tout découvert, il tente de pousser sa nièce du haut d’une falaise lors d’un pique-nique et trouve la mort à la place de Charlotte.

Malheureusement, le roman était trop court et il fallait l’étoffer pour en faire un film. Le scénariste Thornton Wilder se mit à la tâche. Il fallait construire un prélude à l’histoire qui dans le roman commence lorsque l’oncle arrive en Californie.

Hitchcock décida de gommer l’aspect négatif de la famille de Charlotte, et de bouleverser les personnages. Charlotte n’aura plus de boyfriend, ni de grand frère, les membres de la famille deviendront sympathiques. Le frère dans le film est plus jeune que l'héroïne.

Le maître suggéra une idée d’inceste entre l’oncle et la nièce. Wilder fut plus nuancé sur ce sujet et se contente de montrer les deux « Charlie » successivement allongés sur leur lit, ce qui devient, pour la censure, assez innocent.

Mc Donnel, le romancier, avait situé l’histoire dans la vallée de San Joaquim. Wilder et Hitch préférèrent Santa Rosa en Californie du Nord.

Tourner en extérieurs à Santa Rosa était un gain sur le coût des décors.

Pas satisfait de la copie de Wilder, Sir Alfred engage une deuxième scénariste, Sally Benson.

Le script terminé, il fallut songer au casting. Hitch voulait William Powell pour le rôle de l’oncle. Ce dernier accepta, mais il était sous contrat avec le studio MGM qui pensait que ce rôle ternirait son image. Exit William Powell.

Pour le rôle de la nièce, plusieurs actrices furent pressenties : Joan Fontaine, sa sœur aînée Olivia de Havilland. Hitch commença donc le film sans actrice quand Olivia de Havilland, retenue, ne put se libérer d’un tournage « Princess O’Rourke », un film de la Warner.

En revanche, Joseph Cotten remplaça Powell. Il venait de tourner deux films avec Orson Welles, « Citizen Kane » et « La Splendeur des Amberson », et sa côte grandissait.

Avec Cotten, en voiture, Hitch eut l’idée d’utiliser la valse de « La veuve joyeuse » de Franz Lehar dans le film.
Le film déjà commencé, arriva Teresa Wright, nominée aux oscars pour « La Vipère » (1941). Olivia de Havilland, la mort dans l’âme, ayant signé pour le film de la Warner, dut renoncer à son rôle.

A Santa Rosa, Hitch avait repéré une petite fille dans la rue, Ednay May Wonacott, dont le père était épicier. Ce dernier accepta qu’elle fasse un essai, et elle devint la petite sœur de Charlotte.

L’irlandaise Patricia Collinge sera la mère. Elle demanda à réécrire son personnage, mais ne fut pas créditée au générique comme co-scénariste malgré le travail accompli. Le script inventait la présence de deux détectives qui ne sont pas dans le livre : ils furent donnés à Wallace Ford et Mac Donald Carey. Henry Travers serait le père, et Hume Cronyn le voisin.

Ensuite, le maître confia le reste de la musique à l’excellent Dimitri Tiomkin (qui devrait s’accomoder du thème pré-existant de « La Veuve joyeuse », et le directeur de la photo Joseph Valentine de « Cinquième colonne » fut à nouveau choisi.

Tiomkin choisit de transformer la valse de « La Veuve joyeuse » en s’inspirant de « La Valse » de Maurice Ravel.

Pourtant, les musiques de Tiomkin les plus connues et plus réussies ne furent pas celles pour Hitch mais « La chute de l’empire romain », « Géant », « Alamo » (avec John Wayne).

La femme de Cotten l’accompagnait, tandis que Teresa Wright venait de se marier avec le romancier Niven Busch. En dehors de conditions météo parfois défavorables, c’était un tournage calme, en famille, contrastant avec la tension extrême que l’on voit à l’écran. Hitch recruta des figurants parmi les habitants de Santa Rosa.
Les intérieurs furent tournés aux studios Universal. Les deux scènes culte du film sont celle où Charlotte découvre une bague d’une ancienne victime de son oncle, et celle de la même jeune femme la nuit à la bibliothèque découvrant que son oncle est le tueur en série.

Une nouvelle attrista le dernier jour de tournage : l’annonce de la mort de la mère de Sir Alfred.

En janvier 1943, « L’ombre d’un doute » sortit sur les écrans et reçut un accueil mitigé de la critique, ainsi que du public anglais. Pourtant, plus d’une fois, le maître a dit que c’était son film favori.

Les différentes notes de production ne disent pas à quel moment le film changea de titre, passant de « Uncle Charlie » à « Shadow of a doubt ».

Notons quelques invraisemblances : d’abord, la maison du père de Charlotte était celle d’un médecin dans la réalité, au niveau social nettement plus élevé que le père, simple employé de banque dans le film. On le fit remarquer à Sir Alfred, mais il s’en moqua. Autre scène qui choque : lorsque dans la même chambre dorment dans des lits jumeaux Teresa Wright et Edna Wonacott, la différence d’âge est vraiment flagrante.

Dans la scène du début entre Charlotte et son père, la jeune femme fait preuve de trop de maturité voire presque d’insolence. Ce n’était pas trop les mœurs de l’époque.

Dans le rôle de la petite Ann, Edna May Wonacott est exceptionnelle. La voix française de la mère est affreuse, faisant beaucoup plus jeune que Patricia Collinge (ceci pour les amateurs de la VF). « L’ombre d’un doute » est souvent diffusé en télé en VOST. On conseillera de voir ce film mal doublé en VO si possible.

A la gare, la musique de Tiomkin, sautillante, n’est pas du tout représentative de ce que l’on peut écouter dans ses « Best of ». Elle donne au film un ton insouciant.

En voyant Joseph Cotten dans ce joyau d’Hitchcock, on se prend à regretter que Robert Mitchum mode « La nuit du chasseur » n’ait pas été choisi. Cotten est l’un des rares points faibles d’un autre chef d’œuvre du maître « Les Amants du Capricorne ». Cotten ici dégage une séduction un peu fade, et en aucun cas une menace potentielle. Du moins au début du métrage.

Ce film était pour le maître un substitut à un remake de « The lodger » qui ne verra jamais le jour.
L’inceste voulut par Hitch se retrouve tout de même à l’écran, tant Charlotte semble amoureuse de son oncle. « Nous sommes des jumeaux en quelque sorte ».

Certaines répliques, après vision de la fin du film, prennent une résonnance particulière. L’oncle disant « On est parfois déçu de ce que l’on trouve » en répondant à la phrase de la nièce « J’ai l’impression qu’il y a fond de toi quelque chose que personne ne connaît ». Elle ne croyait pas si bien dire.

La première scène de « doute », c’est Charlotte découvrant quelque chose de gravé dans la bague que lui offre son oncle. Hélas, Tiomkin (au demeurant un des meilleurs compositeurs que le cinéma ait compté) gâche le suspense avec sa musique mièvre.

Le voisin, Herbie (Hume Cronyn) vient vanter au père Hercule Poirot qui n’est pas du goût de ce dernier. Henry Travers joue le père débonnaire et rassurant. Mais il parait, comme Patricia Collinge, trop vieux pour avoir des enfants aussi jeunes, Roger (Charles Bates) et Edna.

Tiomkin se rachète lorsque Charlie vole les pages du journal, cette-fois avec un thème inquiétant surtout lorsque Charlotte lui parle de ces pages.

On ne peut que constater que Teresa Wright a été choisie en catastrophe. Elle semble trop mâture pour le personnage qui aurait gagné à posséder plus de candeur. Si Joan Fontaine n’est pas à regretter, on aurait pu trouver mieux.

Avec un Robert Mitchum et une autre actrice plus juvénile genre Maureen O’Hara (« La Taverne de la Jamaïque, 1939), on aurait eu un spectacle encore plus savoureux.

L’arrivée des deux enquêteurs de l’INSEE américain (en réalité des détectives), Graham et Saunders, provoque un accroissement de la tension et la photo prise à l'improviste de l'oncle chez Charlotte marque l’ombre d’un doute. Il se lit sur son visage.

Pourquoi ce film, qui ne comporte aucun des quatre stars charismatiques de Sir Alfred, Bergman-Kelly-Stewart-Grant fascine-t-il autant au point de prendre la tête du peloton de toute la filmographie du maître ?

D’abord parce que jamais dans toute sa carrière, Hitch ne s’est à ce point basé sur le quotidien, dans lequel tout un chacun peut se reconnaître, pour créer un suspense. Pas d’artifices ici comme le néon du motel de Bates, le regard glacial de Leonard/Martin Landau, pas de nazis genre Claude Rains comme dans « Notorious », mais le simple quotidien qui peu à peu glisse dans l’effroi. Ce film est d’autant plus effrayant que le monstre surgit dans un endroit calme et tranquille. Et que la réalité de sa nature restera à jamais enfouie dans les mémoires comme celle d'un honnête homme fauché par un cruel destin. Vérité que jamais Charlotte ne pourra ensuite dévoiler.

L’inspecteur de police qui fait la cour à Charlotte est une étape pas très crédible. Mais lorsque Charlotte essaie de recoller les pages du journal, on pense immédiatement à David Vincent lorsqu’il a ses premiers doutes dans la série « Les Envahisseurs ». Et lorsque Charlotte se rend à la bibliothèque, c’est l’équivalent pour Vincent de la centrale hydro-électrique de Kinney dans « Première preuve ». L’architecte chasseur de soucoupes a eu, lui aussi, son ombre d’un doute. Ce schéma a été répété à l’infini au cinéma et à la télé, et doit tout au maître. Lorsque Geneviève Bujold a ses premiers doutes dans « Morts suspectes », de Michael Crichton (1978), on retrouve le même canevas que dans « Shadow of a doubt ». Le moment où l’on passe de la lumière au côté obscur. Dans « Le village des damnés » de Wolf Rilla (1960), le premier incident entre David Zellaby/Martin Stephens, l’enfant alien aux yeux si effrayants qui provoque le suicide d’un humain, c’est la reproduction à l’infini de ce que Sir Alfred a établi comme mètre étalon dans « L’ombre d’un doute ». La première fois que l’agent Scully croit dans « X Files » que Fox Mulder n’est peut-être pas si martien qu’il en a l’air, idem. Il y a une filiation dans l’histoire du film de suspense et d’angoisse, et elle puise ses racines chez Hitchcock.

L’agent de la circulation qui sermonne Charlotte qui a failli se faire écraser rappelle le policier qui frappe à la vitre de Marion dans « Psychose ». Et dans la scène de la bibliothèque, accompagnée d’une musique sinistre de Tiomkin, on s’aperçoit que le maître a tout inventé. Même, vingt-cinq avant le pilote des « Envahisseurs ».

Si l’on ne pouvait voir qu’un film d’Hitchcock, il faudrait garder « L’ombre d’un doute ». Tout y est.

La confiance entre Charlotte et Charlie se brise lors du repas. Charlie Oakley arborant une bouteille de champagne alors que sa nièce le sait coupable, c’est le modèle d’une scène qui va aller en se dupliquant avec plus ou moins de bonheur au fil des ans. Oncle Charlie est la génèse de tous les monstres du cinéma à venir. Prenons Michael Myers au départ : il est un enfant rempli d’innocence, mais le mal est au fond de lui. Si l’on peut trouver une origine à Charlie, c’est Jack l’éventreur, « The lodger ».

Hume Cronyn/Herbie est ici irritant, ses apparitions n’apportent rien au film, et en cassent le rythme.

Dans la scène du bar, Cotten cache ses mains qui le trahissent. Des mains d’étrangleur.

Pour Charlotte, il y a un transfert de héros et de modèle : de Charlie Oakley à Graham. Elle passe du mal absolu au bien. Ejecté du roman, le boy friend de Charlotte, Jack Graham le détective vient le remplacer dans le film. Pourtant, MacDonald Carey est dégoulinant de mièvrerie. Celui qui fascine, c’est le mal incarné par Charlie/Joseph Cotten.

Un jeu du chat et de la souris s’instaure entre Charlie et Charlotte. Hitchcock va le mener crescendo jusqu’au final dramatique.

La tentative de meurtre avec l’escalier en bois est le premier acte du final de la tragédie qui se joue. Elle est relue par le rayon de la lampe torche. Le second est la tentative de tuer Charlie suffoquant dans le garage avec le moteur tournant.

Tiomkin, alors que le métrage en est environ à 1h35, a totalement changé de registre. Nous sommes maintenant accompagnés par la musique digne d’un film d’horreur.

La scène de la fin est sans doute celle qu’Alfred Hitchcock a le mieux réussie. Le mal est là, présent, jusque dans l’hypocrisie de la cérémonie funèbre consacrée à Charlie Oakley qui a tenté de jeter sa nièce du train et y est tombé sous les roues. Ce n’est pas une fin bâclée comme celle du pourtant excellent « La mort aux trousses » ou bavarde et longue comme celle du non moins savoureux « Psychose ». « L’ombre d’un doute » est bien plus inquiétant par son côté insidieux fait de vérités cachées. Il était difficile voire impossible d’aller plus loin. Sir Alfred a souvent égalé « Shadow of a doubt », il ne l’a jamais dépassé.

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